Cela faisait un long moment que Tyrion se tenait là, au bord des docks, entouré d’une foule dense et silencieuse. Le Grand Maître spirituel avait capté l’attention de nombreux citadins, abandonnant leurs diverses occupations, tant l’aura du vieil homme semblait éclaircir les pavés des docks. Tous, du marchand le plus miséreux au scribe le plus érudit, étaient avides des paroles du dernier Nephal’m, dont les mots semblaient être transportés par un souffle divin.

De l’assemblé s’éleva un ricanement. Les têtes se tournèrent, cherchant obstinément à qui les paroles du vieillard avaient pues déclencher une telle hilarité. Tyrion avait très bien distingué,à travers la foule, les deux yeux étincelants qui le jaugeaient. Ses cheveux roux et sa peau pâle ne rassuraient en rien les citadins, mais Tyrion ne semblait pas décontenancé par l’apparence inquiétante de l’inconnu.

On a beau dire ce qu'on veut, mais Synëal avait quitté Madorass pour Venill, située à plusieurs lieues de là. Non pas qu'il avait soudainement envie de goûter aux embruns de la mer, à l'odeur âcre de l'iode dans sa gorge, d'entendre les raillements lancinants des goélands...Mais c'était encore et toujours cette curiosité qui guidait ses pas. Elle l'amenait parfois au-dela de bien des ennuis, mais sans ça, il se lasserait vite de ses petites excursions dans les contrées des mortels. Il devait avouer qu'au fil de ses pérégrinations, la vue des humains était de plus en plus tolérable. Il commençait à s'habituer à leur façon de parler, de se comporter, de penser. Evidemment, il y avait toujours cette part de dégoût qui le tenait encore à l'écart de leur mode de vie.

Ainsi, il entra dans Venill, empruntant la grande avenue qui longeait les digues. C'était une voie pavée, où cognaient avec véhémence les roues des lourdes charrettes chargées de denrées diverses. Dont du poisson...L'un des véhicules croisa la route du démon, qui afficha une moue quelque peu réprobative. Il n'avait jamais senti ce met, et ce n'est pas ce qu'il appréciait...Les humains qui déambulaient nonchalemment sur les trottoirs, le nez fourré dans les étalages de ces mêmes vivipares marins, ne semblaient même pas dérangés par cette puanteur démente. Cela commençait à faire tourner la tête du Syrinx qui décida de battre en retraite loin de là.

Plus loin s'élevaient les hangars des docks, des bâtiments en bois aux toits troués que personne n'a songé à rénover. Et quand bien même, si ces hangars réfugiaient les grands cageots de poissons, ce n'est pas la pluie qui détruirait la marchandise...Une foule s'amassait devant l'entrée d'un de ces entrepôts. En s'approchant, Synëal perçut les premiers mots d'un curieux discours malgré les vents lourds, porteurs des cris des goélands. Les personnes présentes là encerclaient un vieil homme en tunique qui agitait les mains et les bras d'un air solennel, débitant des paroles qui se voulaient pleines de sagesse. Il s'immisça telle une ombre dans le groupe, et observa les gens qui l'entouraient. Il y avait là autant de nobles que de pauvres, autant de jeunes hommes que de vieillards. Certains n'écoutaient ses mots que comme une simple distraction animant une matinée morose, d'autres avalaient les propos , les yeux presque brillants...Synëal ne put s'empêcher de sourire d'un air goguenard, et écouta le discours du curieux personnage.

« ... Ô Fils de Feleth, abandonne toute vanité dans tes dires et tes actes. Car quand la mort se penchera lors de ton dernier souffle, ce ne sont pas tes remords et tes regrets qui la rendra clémente. Le créateur est le seul guérisseur, lui seule apporte la vraie guérison de l’âme, tout comme l’onguent soigne le corps. En vérité, enfant de ce monde, Dieu lui seul est le maître de ses créatures. Il est le grand médecin, compatissant et généreux. Même les plus grands rois en ce bas-monde répondent de ces lois, il en est de tel pour toutes les créatures. Considères les plus fortes d’entre elles, vois comme elles sont impuissantes. Seul le pouvoir spirituel te permets, fils de ce monde, à te libérer de tes tourments. C’est ma plus profonde ferveur, que tu en prenne conscience, et que tu te soumettes à l’humble vérité que je t'apporte … »

Le démon étouffa d'abord un pouffement de rire, puis ricana ouvertement, secouant la tête, et rajusta son chapeau sur sa tête. Des murmures outrés ou étonnés montèrent autour de lui. Synëal dévisagea tous les visages tournés vers lui avec un air de défi, puis se tourna vers le druide qui l'invita à prendre la parole. Il avança de quelques pas afin d'être à la vue de tous. D'ailleurs, il crut même entrapercevoir le regard noir d'un garde qui semblait être tout à fait en phase avec les phrases de Tyrion. Il se planta devant ce dernier, ses mains plantées dans sa veste rapiécée.

« Flagorneries que tout ceci, flagorneries. », persifla-t-il, « De quel Dieu parlez-vous au juste? De celui qui vous laisse raconter ses paroles vides de sens devant cet auditoire qui vous écoute avec pitié? De celui qui a laissé vos proches mourir d'une fin lamentable alors que vous étiez convaincu que c'était une mort naturelle? »

Il y eut un nouveau remous dans l'assistance, les citoyens dont certains ne se connaissaient même pas, commençant à s'échanger des mots acides sur l'impertinence de cet inconnu aux cheveux roux.

Le démon accorda une légère révérence à Tyrion, une révérence ironiquement courtoise.

«Au fait, je me présente : Synëal Muspell, mais je ne pense pas pouvoir vous servir... »

… Synëal Muspell, mais je ne pense pas pouvoir vous servir... »

L’ironie marquée de Synëal n’atteignit pas l’esprit altruiste de Tyrion, qui fut amusé par l’audace du personnage. Malgré le poids des réactions nombreuses et défavorables, ses paroles étaient rythmées par des rumeurs d’approbations. Le grand maître ne tenait aucune rigueur à ceux qui n'étaient pas touchés la foi et les paroles. Tyrion prit un instant, puis répondit, les yeux clos :

« Mes paroles te sont vides de sens car l’imagination ne peut représenter ce qu’elle est incapable de créer. Ton cœur est la demeure de Dieu, ton esprit est le lieu de sa révélation. Purifie-les et tu verras sa manifestation. L’essence de Dieu est incompréhensible aux créatures des mondes, car elles ne peuvent discerner le Mystère infini. »

Au moment où Tyrion rouvrit les yeux, un magistral hibou traversa le ciel pour se poser sur le bras du vieillard. L’animal semblait fixer Synëal avec un intérêt sincère.

« De la même manière que l’animal ne peut comprendre l’intelligence de l’homme, continua le grand maitre tout en caressant l’oiseau, l’homme ne peut comprendre les choses qui dépassent son entendement ; il lui est impossible de saisir la complexité de Dieu. Toutes Ses créatures lui sont dépendantes. La vie est issue de Sa bonté divinie.
Vois-tu, le Créateur nous a crée mortel afin de nous rendre capable d’accéder à sa présence. La mort physique n’est que le tremplin de l’âme à progresser hors des états et des conditions humaines. Ainsi, l’âme manifestera les signes de Dieu, et révèlera sa bonté et sa générosité. »

L’oiseau ouvrit ses ailes, défia du regard la foule, puis reprit majestueusement son envol au dessus de la cité. Tyrion se rapprocha de l’homme à la crinière flamboyante et lui murmura :
« Le Créateur nous a extrait de la même substance, et Il nous a exalté de Sa réalité au-dessus de toutes les autres créatures. Succès ou échec, gain ou perte dépendent en conséquence de nos efforts. Plus grands seront ces efforts, nous progresseront. N’as tu donc aucune foi en l’humanité ? Ne penses tu pas que l’amélioration des mondes peut s’accomplir par des actes purs et bons, par une conduite louable ? »