J'étais en retard sur mon rythme habituel. J'avais eu beaucoup de clients à Madorass, et je m'étais éternisée sans raison valable à Venill. Du coup, j'avais du retard sur mes étapes habituelles. Normalement, j'aurais dû passer ici il y a plusieurs semaines, avant que le froid ne s'installe. Idiote. Je tirai une bouffée de fumée de ma pipe, en regardant le plafond de ma roulotte. Soudain exaspérée par ma propre immobilité, je sortie dehors rapidement.

je venais d'arrêter ma roulotte entre deux villages. Ils étaient très près l'un de l'autre, et le lieu où je me trouvais dégageait facilement la vue sur les deux groupes d'habitations. Mieux encore, ma roulotte en elle-même déformait le paysage, tel un vilain furoncle sur les lisses plaines omniprésentes. Ici, on me remarquerait, et je n'aurais même pas besoin de faire de la pub pour qu'on vienne me voir, par curiosité d'abord, par nécessité ensuite.

Toutefois, s'il y a bien une chose que l'on pouvait reprocher à cet endroit au demeurant fort judicieusement planté, c'est d'être la proie de tous les vents du monde, ou du moins c'est l'impression qu'il donnait. Comme l'hiver approchait, les températures chutaient. Et moi, j'étais un peu dans les courants d'air, là. Je tapais du pied avec impatience sur le sol, comme si mon mécontentement allait faire remonter la température .. ou le temps. Bien sûr, ce ne fut pas le cas. Je lâchais finalement un profond soupir de désespoir, envoyant dans l'air un nuage consistant, mélange de fumée d'herbe à pipe et d'haleine saisie par l'air froid. Je devais me protéger de ce froid, et pour ça, il n'y avait guère qu'une chose à faire : un feu.

Mais en pleine plaine, trouver du bois mort est un parcours du combattant. Bientôt, je transpirais à grosses gouttes à force courir dans tous les sens, puis je grelottais à cause de l'air qui faisait geler ma sueur. Très disgracieux et horriblement désagréable, avouons-le. Lorsque je finis par récupérer ce dont j'avais besoin pour la nuit, je me décidai à sacrifier une petite fiole de mon inventaire. Le liquide enchanté se répandit sur le bois mort, lequel crépita avec force et vigueur dans l'instant. Grâce à ce mélange, le bois se consumerait moins vite, mais j'aurais une flamme plus endurante et plus vigoureuse. Je déplaçai un peu la roulotte, de façon à de qu'elle fasse barrière au vent, et que mon feu perdure.

Quand bien même elle n'apprécie pas les flammes, la vieille mule pelée avait bien trop envie de se réchauffer pour négliger une telle source ce bien-être, et son odeur rance de vieille bestiole vint assez vite chatouiller mes narines. Au final, je restait ainsi, près du feu, en tailleur, laissant la douce chaleur des flammes m'envelopper, pendant que leur balai occupait mon esprit. Et je baissai ma garde un instant, laissant aux fantômes du passé le droit de remonter à ma conscience.

C'était des cris. Des cris de détresse, de tristesse, de haine, de peur, d'agonie. Des cris gutturaux d'un homme qui vient de se prendre une poutre sur la jambe, à celui, plus aiguë, d'une femme qui est piégée dans les flemmes et brûle vivante, en passant par des pleurs d'un nouvel orphelin, brusquement interrompus par le chuintement de l'acier ou le son particulier d'un sort. Et par-dessus ces cris, des rires, ignobles et sans pitié, ceux des sorciers qui m'avaient entraînés dans cette sale histoire. Et le mien, semblable aux leurs, mais qui sonnait un peu faux. Ce que j'avais fait, je l'avais fait pour survivre c'est vrai, mais je l'avais fait. Je voulais me séparer de cette image, oublier le passé, et même si je ne bougeais pas, près de mon feu, je me débattais avec ma mémoire. Mais ce n'est pas ma volonté qui me ramena au présent.

C'était une lame. Sous ma gorge. Je sursautai, n'ayant rien entendu. Pourquoi m'attaquer ? Il voulait mon or ? Autre chose ? Lentement, je portais ma pipe à mes lèvres. Après avoir un peu tiré dessus, elle se raviva d'elle-même : ma transe n'avait pas duré très longtemps alors. Je soufflai délicatement un peu de fumée par mon nez, pour éviter que ma gorge ne chatouille d'elle-même l'arme mortelle.

Agatha - Bonjour, moi c'est Agatha. Et vous ?

Il ou elle était dans mon dos, impossible de le ou la voir. Le plus important, dans ces cas-là, c'est de déstabiliser l'assaillant, et de ne pas perdre son sang-froid. Du flegme Agatha, c'est peut-être ce qui te sauvera la vie, encore une fois.

??? - Désolé d’user de ce genre de stratagème mais… Trois hommes vont venir vous demander si vous m’avez vu dans les parages. Vous allez avoir l’immense gentillesse de me cacher d’ici là, et de les éconduire.

C'était indéniablement une voix d'homme, ou alors ce devait être une femme particulièrement moche. Et c'était un fuyard. Était-il poursuivi par des gardes, des bandits ? Des assassins peut-être ? Ne devrais-je pas le livrer à la garde, ou obtenir une partie de la récompense promise aux assassins ? Je manquais d'argent ces temps-ci. Quoiqu'il en soit, je devais garder un ton neutre et ne pas montrer la moindre once de considération pour la situation présente.

Agatha – Alors je vais vous demander de me suivre, jeune homme.

Je me levais, juste assez lentement pour qu’il puisse suivre le mouvement avec son arme sans me blesser, mais assez vite pour laisser croire que je m’en moquai. Je me retournai vers la porte de ma roulotte, et donc vers lui : pas désagréable à regarder, et des cheveux pour le moins marquant. Un bleu prononcé, même sous la lumière orangée des flammes. Une image saisissante. Me contentant d’un demi-sourire, je retirais ma pipe de ma bouche avant d’avancer tranquillement vers la porte de ma roulotte, toujours sous la menace de la lame.

Je plongeai la main dans ma poche, et mon cœur se serra, alors qu’une goutte de sueur perlait sur mon front. La main de cet homme ne tremblait pas, il devait avoir la frappe sûre. Une seule erreur de ma part, une seule faute de jugement, et s’en serait finis de moi. Je craignais de l’alerter par ce mouvement, et mon stress accentuait les témoignages corporels de ma peur, augmentant sans doute les risques qu’il devienne suspicieux. Lentement, je fis glisser ma main hors de ma poche, tenant en son creux la clé de ma survie, l’objet le plus important à l’heure actuelle, qui allait me sauver à cet instant précis, et m’assurer un avenir brillant par la suite. C’est donc avec délicatesse que je raffermis ma prise … la clé de ma roulotte. Grâce à elle j’allais pouvoir au moins faire croire à ce fourbe que j’allais le cacher, et comme il n’aurait pas besoin de défoncer ma source de revenus, je pourrais continuer de gagner de l’argent.

Agatha – Je vous inviterez bien à passe devant, mais je crains que votre angle de frappe n’en soit affecté.

Je gravis les quelques marches suivie de près par cet hommes aux cheveux bleus. Je pris même la peine de refermer derrière lui. Un bruit de cavalcade se fit alors entendre. Je fronçai les sourcils : comment avait-il pu semer des chevaux ? Cependant, la réaction de mon agresseur m’assura que c’était bien là ses poursuivants je lui fis signe de se dissimuler derrière le bureau, me saisit d’un lézard séché sur une étagère, et sortit un peu de matériel, que je mis en vrac sur le plan de travail : un œil profane penserait que j’étais en train de préparer une potion ou un charme.

La porte s’ouvrit brusquement, sur un trio de gardes : leur accoutrement en tout cas était un uniforme en tout point identique à celui de leurs voisins. Des armoires à glace à la tête plus carrée qu’un dé, et affublés d’un regard bovin à peine éclairé dans le cas du personnage central, sans doute le meneur du groupe.  

Agatha – Quand on est poli, on frappe avant d’entrer ! Et on ne vous a jamais dit que c’était dangereux d’interrompre la concoction d’une potion, non ?

Hemett – Sergent Hemett Nézingari au rapport ! Nous poursuivons un fuyard, dangereux. Il a les cheveux bleus, impossible à louper. L’auriez-vous vu ?

Agatha – Je me doute bien que vous ne poursuivez pas un cochon ! Et avant que vous ne passiez, personne ne m’avait interrompue aussi grossièrement, aujourd’hui ou même avant ! Même la mule n’a pas bronchée !

Le bonhomme restait aussi droit qu’un piquet. On aurait dit que ce que je disais n’atteignait pas sa compréhension. J’agitai le lézard séché en direction de la sortie, avec un regard insistant. Les deux guignols qui étaient avec lui regardaient tout autour d’eux, visiblement nerveux. Si mon agresseur était aussi dangereux qu’ils le prétendaient, on n’aurait pas envoyé ces trois idiots, mais l’élite du coin. A moins qu’ils ne soient l’élite du coin : dans ce cas, j’avais intérêt à installer quelques sécurités supplémentaires. Ils finirent par partir. Je saisis une fiole sur les étagères, avant de me retourner vers le bureau, d’où le bleu émergeait. Brandissant la fiole, je pris la parole.

Agatha – Et maintenant, les affaires ! J’entends être dédommagée pour le dérangement. Et s’il vous reste de l’argent, vous pourrez récupérer un truc ou deux ici. Oh et j’ai faillis oublier, cette fiole contient un poison à activation cutanée : soit vous savez ce que ça veut dire et vous vous tiendrez tranquille, soit vous ne savez pas, et croyez-moi vous n’en avez pas envie.

Spoiler:

Un baisemain ? Je serais tombée sur un gentleman en cavale ? Ce serait bien la première fois que j’avais de la chance dans les rencontres que je faisais. J’allais répliquer, lui cassant la fiole sur le nez, quand il prit la parole.

??? - Je m’excuse des méthodes un peu rudes que j’ai pu utiliser à votre encontre. Mais j’étais quelque peu… pressé. Il est évident que je vais vous dédommager.

Je tiquai. Il avait vraiment l’intention de me donner de l’argent ? je m’étais plutôt attendu à finir dévalisée, voire pire, avant qu’il ne se fonde dans la nuit. Mais je n’allais sûrement pas me plaindre de sa bonne conduite, ce serait bien imbécile de ma part.

??? - Que pensez-vous … de m’embaucher comme garde du corps ? Une jolie dame comme vous ne devrait pas se balader seule ainsi. Vous auriez pu tomber sur bien plus dangereux que moi ce soir… Et comme dédommagement … Si je volais un cheval pour vous, seriez-vous satisfaite ?

Un sourire en coin commença à se dessiner sur mon visage. Depuis quand la personne qui vous agressait vous proposait de devenir votre garde du corps ? Et puis, un tout nouvel animal pour tirer mon chariot, c’est vrai que ça serait pas mal, mais qu’il le propose si naturellement …

??? - Ma caravane et mon cheval son cachés non loin d’ici, dans des bois. Si vous m’y conduisez, alors je volerai un cheval pour voir. Votre mule n’a plus l’air en excellent état…

J’éclatai carrément de rire. Dire que la mule n’était pas en excellent état était un euphémisme. Cet homme proposait de me procurer (certes illégalement) un cheval pour la remplacer, et de me protéger des brigands ? Alors qu’il y a moins de cinq minutes, j’avais sa dague sur la gorge ? Non vraiment, qui n’aurait pas trouvé a situation risible ?

Agatha – Et ben, vous n’y allez pas de main morte vous ! De toute façon je vous ai caché, donc je suis impliquée. Autant en profiter pour en retirer quelque chose. Je vais vous aider, mais je ne vous fais pas confiance pour autant.

Je rangeai rapidement les objets que j’avais sortis pour la mise en scène servie aux gardes, puis j’ouvris la porte de la caravane, dans l’idée de le laisser me guider jusqu’à la sienne.

Agatha – Et si vous proposiez sérieusement de me protéger, il eut été bon de donner votre nom : je n’engage pas le premier venu.

J’avais dis ça sur le ton de la plaisanterie, mais son offre était assez surprenante pour que je veuille en savoir plus sur cet homme aux cheveux bleus. Il serait plus prudent de rejoindre sa caravane à pieds, remettre la mienne en branle si tôt éveillerait les soupçons des gardes. En chemin, je me pris à me demander s’il y avait des objets de valeur ou des armes et des instruments de torture là où nous allions. Restant prudente, je serais un charme de protection dans ma main.