Le soleil était déjà bas dans le ciel, et la nuit n'allait pas tarder. Sur les quais, hommes et femmes se pressaient pour finir leur travail et rentrer chez eux, au chaud et devant un bon repas. Certains préparaient les navires pour repartir tôt le lendemain matin, d'autres chargeaient et déchargeaient de grosses caisses en bois, d'autres encore réparaient des bateaux... Malgré l'heure tardive, le port fourmillait d'activité.
Sur le pont de L'Opulence, les derniers vivres finissaient d'être chargés. Une fois les dernières caisses empilées dans la cale, le capitaine réunit sur le pont les quelques individus qui s'étaient occupés de charger le navire, sans faire partie de l'équipage.

« Bon boulot, tonna le capitaine d’une voix forte. Une voix puissante, entraînée pour se faire entendre à travers la tempête. Maintenant que le navire est chargé, je n’ai plus besoin de vos services. Voilà vos sous. »

Il leur donna quelques pièces, et allait tourner les talons quand une voix l’apostropha.

« Excusez-moi, capitaine… Euh, c’est que… Enfin, il me manque un peu, vous aviez promis plus… »

Le capitaine toisa la jeune elfe qui avait parlé. Devant ce regard oppressant, celle-ci baissa la tête et son murmure s’étouffa. Outré par ce qu’il estimait être de l’insolence, il se retourna et lui lança, avant de retourner à ses affaires :

« Estimez-vous heureuse, mademoiselle, que je vous ai embauchée. Il est incontestable que vous ne pouvez être aussi efficace qu’un homme, et votre salaire est à la hauteur de vos capacités. »

Désorientée, la jeune femme se contenta d’hocher la tête et de suivre les autres, qui retournaient sur les quais. Une main amicale se posa sur son épaule. Elle croisa le regard d’une jeune femme qui lui murmura, d’un air bienveillant, que ces étiquettes étaient de coutume dans ce genre de boulot. Malheureusement…
Après avoir récupéré ses affaires, l’elfe se dirigea vers les petites maisonnées au bord du port, où une auberge l’attendrai sûrement. Elle s’arrêta pourtant en chemin, et s’adossa à un mur, afin de prendre le temps de compter l’argent qu’elle possédait. Malgré le salaire dérisoire qu’elle avait reçu, ce petit boulot lui avait quand même rapporté de quoi se payer quelques nuits de sommeil et plusieurs repas. Elle n’avait pas à se plaindre. Mais malgré qu’elle s’efforçât de penser cela, ses yeux s’embuaient et sa déception perdurait. Tant de travail, pour si peu ? Mais qui est ce capitaine pour juger ainsi ? J’ai travaillé autant que les autres, mais pourtant…
Elle secoua la tête, et rangea ses sous dans sa bourse. Puis elle reprit sa route, ruminant ses pensées.
Elle était arrivée à Beolan il y a plusieurs semaines. Ou peut-être était-ce quelques jours ? A vrai dire, Fae n’avait pas fait attention aux jours qui se succédaient. Elle avait trouvé ce petit boulot il y a peu. Et depuis, elle se surmenait pour charger des caisses de toutes tailles et de tous poids, en espérant gagner suffisamment. Mais elle n’était pas tombée sur le bon employeur.
Fae était enfin arrivée dans le pâté de maisonnée. Elle parcourut les petites rues, à la recherche d’une auberge. Ce coin n’était pas très grand, mais les rues s’entremêlaient toutes et se ressemblaient, si bien que l’elfe avait l’impression d’être dans un labyrinthe. Et éreintée comme elle l’était, se repérer lui semblait encore plus difficile. Ce qui était frustrant, car elle n'avait qu'une envie : pouvoir enfin reposer ses muscles endoloris. Il faut croire que je n’ai pas de chance aujourd’hui, se dit-elle, désemparée. Elle n’osait pas demander à quelqu’un sa route, mais si elle continuait à tourner en rond, elle n’allait plus avoir le choix.

Après plusieurs minutes de recherche, Fae' s'était finalement affalée à terre contre une maisonnette, où elle attendait, les yeux fermés. Ce qu'elle attendait ? Sûrement la motivation de se lever pour demander sa route à quelqu'un. Elle resta quelques minutes ainsi, sans bouger. Ses pensées dérivaient. Totalement. Des images se formaient dans son esprit. Une barque. Un étang, au milieu de cette forêt. Une tache blanche qui fend les flots. Et... Et Fae' sursauta violemment quand une voix retentit à côté d'elle, et regarda avec des yeux ronds l'homme qui la regardait en souriant.
Elle baissa les yeux, regarda les pavés qui avaient failli lui faire office de lit, et releva la tête vers l'inconnu. Honteuse, elle bredouilla quelque chose d'incompréhensible, et se releva en époussetant ses vêtements. Elle devait avoir l'air d'une pauvre fille sans le sou - bon, c'est pas très loin de la réalité, mais tout de même - et elle avait honte de s'être laissée allée ainsi, au point d'avoir failli s'endormir là, par terre. Elle releva la tête vers le jeune homme, et rouge de honte, murmura d'un ton bas "Euh bonjour, euh oui ça va merci" en s'efforçant de sourire malgré l'embarras qu'elle éprouvait.
Aaah mais quelle idiote ! Elle ramassa ses deux sacs, et resta plantée là, à tripoter nerveusement la bandoulière de l'un de ses sacs, en osant à peine croiser le regard de l'homme en face d'elle. Puis elle finit par prendre la parole, en bredouillant un peu.

« Euh, merci de vous être inquiété... C'est gentil, mais ne vous en faites pas... ça va, juste un petit coup de fatigue. »

Elle sourit pour se donner contenance. C'est sûr que s'il n'était pas passé, elle aurait pu s'endormir pour de bon. Et à son réveil, on lui aurait piqué toutes ses affaires. Elle n'imaginait que trop bien la scène. Tout le monde n'était pas aussi sympathique... Cela faisait peu de temps qu'elle voyageait, mais l'elfe avait déjà pu remarquer que bien peu de gens faisaient réellement attention aux autres, à ce qui se passait autour d'eux. On ne peut rien leur reprocher, et après tout Fae' aussi était très souvent à l'ouest. Mais certains prenaient un véritable plaisir de voir les autres en mauvaise position, et se réjouissait sans les aider. En tout cas, elle était reconnaissante à ce jeune homme.
Cependant cela ne l'empêchait pas d'avoir terriblement honte, et de n'avoir qu'une envie : se cacher six pieds sous terre. Mal à l'aise, elle continuait à jouer nerveusement avec la bandoulière de son sac, et n'osait pas ajouter un mot.