Le hachoir décapita l'homme, laissant sa tête rouler jusqu'aux pieds de la petite fille.

~

Depuis le marais débordant, par lequel étaient passés les deux traqueurs, on ne percevait presque pas les ruines. Le temps était si sombre et la pluie si épaisse qu'arriver jusqu'à la crypte fut une épreuve extrêmement difficile, surtout pour la fillette, qui n'avait ni la taille, ni l'endurance du gros Darn. L'eau dégoulinait sur son énorme corps, le lavant presque de sa crasse, faisant couler la peinture de son visage, lui donnant un air encore plus effrayant qu'à son habitude. A chaque pas c'était un effort titanesque, pour retirer ses pieds des flaques immenses du marais, de la boue qui les agrippait au sol. Il fallait rester focalisé sur cette eau trouble, pour ne pas tomber, ou marcher sur une pointe quelconque, qui serait cachée par la tempête, ou simplement dissimulée dessous.

Les ruines étaient dans un état tel que nul toit ne pouvait les protéger de ce déluge. Nombre de pièces étaient inondées, les gouttes ruisselaient sur tous les murs froids. Même le bruit de leurs pieds, plongeant dans les flaques, martelant les dalles humides, restait silencieux, couvert par le vacarme assourdissant des longues trainées noires qui peignaient un horizon incertain. Aucune parole ne sortait de leurs bouches, tant ils étaient frigorifiés, tant il fallait crier pour être entendu. Ils se contentaient donc de marcher, marcher, et chercher. Chercher qui ? Chercher quoi ? Ils ne savaient même plus. Un espion qui avait pris la fuite dans cette direction. Ça devait être ça oui. Face à un temps aussi sombre, ce pauvre homme avait du se réfugier du mieux qu'il pouvait dans cette vieille ruine. Du moins c'est ce qu'espéraient les deux bêtes de foire, les êtres vivants se ressemblent tous quand les conditions sont presque impossibles à vivre.

Des escaliers, accidentés, mouillés, glissants, qui descendaient vers les profondeurs. Il fallait faire très attention pour ne pas se retrouver en bas plus vite que prévu. La visibilité, déjà extrêmement limitée, se réduisait considérablement de marche en marche. Les dernières plongeaient dans le liquide noir. Lacrimosa en avait presque jusqu'en haut du corps, la crypte baignait, pourrissante, dans l'eau de pluie. Piètres magiciens qu'ils étaient, avec leurs torches trempées, avancer dans le noir presque complet, dans ces eaux envahissantes était éprouvant. Darn s'étonnait de voir la petite faire montre d'autant de ténacité, sa peau devait friper dans ce liquide glacé, son corps devait trembler, tant ses muscles devaient être à bout de leurs limites.

Une lueur les guidait cependant, un faible feu éclairait au fond du couloir. Par chance, un escalier remontait pour atteindre le reste de la crypte. Ainsi étaient-ils enfin au sec, laissant de larges trainées d'eau derrière eux. Si après ça la fillette n'attrapait pas le mal, ce serait un pur miracle.

Au croisement, qui était pour eux le bout du couloir, un homme, dont le visage leur était familier. Le soulagement ne s'afficha pas sur leurs faces mortifiées, la tempête les avait figé.

~

Sans un mot, bercés par le hurlement continu des gouttes sur la terre au dessus, ils n'hésitèrent pas. Et ne s'assirent qu'une fois le travail accompli.

Le grattement de la plume ensanglantée sur la chair était presque inaudible tant le temps était exécrable.
La pluie tombait avec violence sur le corps baigné dans son sang et violacé de froid, ce qui réduisait les maintes tentatives de fioritures dessus au néant. La pointe glissait, perdait son encre rouge ou n'arrivait pas à entamer suffisamment la peau pour y noter quelque chose de méprisant et poétique à la fois. Ce n'était pas faute d'avoir essayé.
Nagate saisit alors le poignet froid et inerte où le pouls n'était plus palpable et se dirigea vers un semblant de ruines se profilant au loin. Le corps était figé et glacial. Certes, il aurait pu l'abandonner ici, au hasard du temps ou aux corbeaux. Il ne connaissait même pas l'identité de la personne qu'il traînait derrière lui. Cependant, l'œuvre n'était pas complète, il manquait quelque chose. Le mot de la fin n'y était pas. Les quelques phrases entaillant la peau étaient absentes. Du moins, pour le moment présent. Aussi, il décida d'emmener le cadavre dans un endroit moins humide où il pourrait enfin ciseler délicatement la chair avec sa plume.

La pluie redoubla d'intensité. Chaque pas dans la tourbe trempait un peu plus les vêtements de Nagate. Mais sa hâte d'écrire lui fit accélérer le pas. Une odeur des plus nauséabondes se dégageait du marais. Ce dernier aurait pu appartenir au Veïn si le parfum lourd et dégoûtant de la putréfaction y était plus prononcé. L'Ensorceleur était gelé jusqu'aux os. Il n'avait pas prêté une attention particulière au trajet qu'il avait effectué et celui qui lui restait à parcourir mais il se savait proche du but. Les ruines approchaient. Depuis combien d'heures, de minutes, de secondes errait-il ? Il n'en savait rien.

*Les Ruines... Enfin...*

Il ne se souvint pas de comment il était arrivé dans ce couloir sombre où l'eau de pluie ruisselait à flot par les murs érodés et percés de trous, mais il haletait, l'envie de répandre la fin de son art le tenaillait. Il gravit quelques marches moisies par le temps. Il saisit sa branche de saule et y alluma une flamme profonde à l'extrémité sans pour autant consumer le bois et s'avança dans la pénombre. L'étage respirait l'usure, mais au moins, on y était au sec. Nagate vit une faible lueur au fond de la pièce qui semblait provenir de l'étage inférieur. Traînant toujours le corps sans vie derrière lui, il décida de rendre visite à celui ou celle qui s'abritait ici.

*Finalement, c'était sans doute valable de venir. Deux macchabées pour le prix d'un...*

L'Ecrivain descendit par l'escalier craquelé à l'étage du dessous. Il y avait trois personnes, si comme Nagate on considère les morts comme des personnes à part entière. Deux étaient assises prêt d'un faible feu, en espérant se réchauffer. La troisième gisait sans vie sur le sol de pierre, la tête ayant roulé un peu plus loin, dans une flaque de sang.
Nagate s'approcha des deux autres, s'assit dans un recoin sombre du couloir un peu plus humide que l'étage supérieur, plongea sa plume dans la flaque rouge à ses pieds et nota enfin :

"Dégustons le moment présent, car tout peut nous être ôté. Il n’y a pas d’issue pour échapper à la mort. L’extérieur est clos et morbide. L’intérieur ne ment pas."

Il s'avança ensuite près de la seule source de chaleur de la pièce et s'assit. La petite fille et l'homme imposant ne semblaient pas avoir remarqué sa présence, sans doute trop frigorifiés pour lever les yeux.

- La pluie est-elle l’unique raison de votre venue ici ? lâcha Nagate même s’il connaissait déjà la réponse.

Puis il sourit.

La chaleur n'atteignait pas son corps frele, happée par l'immensité froide de l'étage. Faible réconfort que de s'asseoir. Epuisée, gelée, mouillée jusqu'aux os, le seul fait de se trouver dans les ruines, même dans une piece seche, ajoutait un écueil à la liste. Mais lorsque l'on était chasseur de prime il fallait savoir prendre sur soi et subir les tares du metier. Un silence enivrant, presque imposant, reignait. Il était inutile de parler. Le travail accompli, chacun se remettait de l'effort en se plongeant dans ses reflexions, une sorte d'accord tacite permettant le vagabondage de l'esprit et surtout d'endurer les plaintes des corps.

Lacrimosa était plongée dans son idylle d'un lit moelleux agrementé d'une couverture épaisse, qu'elle aurait pu accompagner d'un lait chaud lorsqu'elle entendu une voix.

"- La pluie est-elle l’unique raison de votre venue ici ? "

Celle-ci venait de l'épaisse obscurité, une epaisseur tenace, semblable à l'opacité du brouillard, entourant la faible lumiere du feu comme un animal guettant une proie. Le ton de la voix était amusé, espiègle même, comparable à celui qu'aurait pu avoir un magicien, conscient d'avoir conquit son public et demandant innocemment s'ils sont impressionnés. L'enfant retourna la tête, lentement. Elle était dans un tel état d'épuisement que ses gestes n'étaient dirigés que par l'habitude, sans aucun ordre volontaire de son cerveau. En observant bien elle put dicerner les contours d'un corps, rien de plus. Puis, elle entendit la question. Car percevoir un son est une chose, mais il est un temps largement plus long avant que la conscience ne se demande "que signifie ce son?". La pluie? Pourquoi venir pour la pluie? Et puis même si un fou aimait à être mouillé en dehors d'un bain mensuel, pourquoi se terrerait-il dans un couloir pour en profiter?

TILT. Ah. C'était de l'humour.

Elle mit un temps infini avant de pouvoir ordonner à ses levres d'ouvrir la bouche. La prononciation fut encore plus chaotique, elle n'arrivait à controler ses muscles à bout.

"- Nan, on adore se balader totalement gelés dans des couloirs au beau milieu de la nuit et faire griller des cacahouetes au feu de camp. Chacun son violon d'ingre." Balbutia t'elle avec beaucoup de difficulté, agacée par l'importun osant troubler sa douce extase ephemere. Elle rampa ensuite vers Darn, éprouvant le besoin de s'approcher de sa masse rassurante -tout du moins pour elle-.

La question de l'ensorceleur n'avait fait que résonner dans le crâne de Darn, la seule chose qui captait son attention était l'absence de sens en cette personne, du moins selon le gros ogre. Ce corps boursouflé par la pluie battante, tiré par un poignet disloqué, trahissait le long chemin qu'ils avaient déjà parcouru avant d'atterrir dans les confins de ces cryptes. Ajouté à l'allure peu commune de l'homme ainsi qu'aux inscriptions à même la peau de son fardeau, cela commençait effectivement à faire beaucoup pour l'esprit fatigué de l'ogre.

La réponse de la petite, il ne l'entendit pas non plus. Il tendit juste son bras massif pour attraper la tête, cette tête qu'ils avait gagné au prix d'un si grand effort, ils ne pouvaient pas se permettre de la laisser à cet homme gris. Même si au fond, ce dernier n'en avait sûrement strictement rien à faire, c'était un réflexe de traqueur, bien bête et inutile en cette situation.

De par l'étrangeté du dit arrivant, Darn ne savait vraiment pas quoi attendre, ni quoi faire, il se rassura en se disant que de toute façon il devait être aussi fatigué qu'eux.

Il s'enquit finalement, d'une voix caverneuse et saccadée :

"Voulez-vous profiter avec nous du feu que nous a généreusement légué cet homme ?"

En tapotant le crâne de ce dernier.