« Un nouveau matin s'en vient, un matin gorgé d'espoir.
Mais que vaut l'espérance face aux remparts de la vérité ?
Face à la cruelle indifférence de la vie.
La quête du vrai n'est qu'un chemin tortueux parsemé d'épines.
Chaque pas, chaque découverte n'est qu'une déception de plus.
Le savoir amoindrie par ses odieuses certitudes.
Chaque geste, chaque parole n'est que futilité.
La vie est un mensonge, la destruction une délivrance.
Passent les marées, soufflent les vents, en vain …
L'idiotie stérile dominera le monde à jamais.
Et je n'y peux rien, je ne suis qu'un idiot parmi tant d'autres.
Seule la destruction a un sens véritable.

Alors qu'importe ! Que s'élève dans un tourbillon d'écume et de souffrance, la vague du désespoir qui submergera la flamme de la vie.  
Que brûle les océans ! Qu'implose les cieux !
Pourquoi croire en des lendemains qui chantent faux ?
Que l'aurore succombe de même. Que son fin manteau hurle à l'agonie !
Que la torture de l'existence déchire la terre !
Souffrance revigorante.
Qu'une mélopée grinçante inonde la voûte céleste d'échos démoniaques.
Qu'elle nous pénètre, telle une mélodie impie; Imprégnant nos âmes d'une folie tantôt amère, tantôt douceâtre.
Nos corps se convulseront de douleur et de plaisirs.
La démence atteindra enfin son paroxysme !
Chaude meurtrissure !

Qu'importe tout ceci !
Nos rêves perdent la mémoire. D'ici peu les orties fleuriront nos tombes.
Et alors les témoins d'un passé révolu, les squelettes de la tourmente s'éveilleront dans un fracas. Emplissant ciel et terre.
Joyeuse danse, macchabées euphoriques !  
Votre heure est arrivé ! L'heure d'afficher au monde vos rictus éternels !

Les certitudes … Luxes de bourgeois insouciants.
Elles voleront en éclats avec le restes !
Vos valeurs fleuries pourriront. Un brouillard nauséabonde vous brulera les entrailles.
Et vos villes, vos cités invincibles se liquéfieront dans un jus saumâtre.
L'humanité ... Engloutie par le poids de ses erreurs !

Mon cœur danse avec les flammes.
Qu'importe tout ceci ! Le pouvoir, l'argent, l'amour ? Pathétiques foutaises. Chimères !
L'avenir nous fait miroiter des illusions incandescentes.
Mais nul règne n'est éternel.
Chaque feu s'achève en une fumée étouffante.  
Alors que la foudre s'abatte ! Que le monde s 'écroule !
Que les ténèbres illuminent les astres !  
Seule la pénombre peut dissiper l'obscure clarté de cette lueur appelé « vérité ».
Qu'enfin le mensonge s'arrête. Que le spectacle se termine dans une apothéose de sang, d'éclat ...
Et qu'on n'en parle plus. »

Le Passant releva brusquement la tête. Depuis combien de temps cet homme le regardait écrire !?

Mémoire.
Mot bien étrange que voici, car l'on pouvait le regarder de quatre façons, et chaque être se devait d'en choisir une, d'en ressentir une, à travers sa personnalité, son histoire et ses songes. Les quatre, les voici : Voir la mémoire : En bien par le souvenir, en mal par l'oubli, en bien par l'oubli, ou en mal par le souvenir.
La plupart du temps, le Peintre, démon des premiers temps, ayant vu toutes les époques, tous les bourgeons et les fanés, était en paix avec sa propre mémoire. Presque toujours, il la voyait en bien, en bien parce qu'il ne se remémorait rien, et que même les odeurs les plus familières ne lui faisaient rien remonter de son passé, en bien par l'oubli.
Cette façon de voir la mémoire, permettait, notamment, de faire rapidement la distinction entre les nostalgiques et les mélancoliques, ainsi qu'entre les savants et les savants fous. Elle donnait un rapide aperçu de ce qui pouvait détruire un homme, par le remord, comme en construire un autre, par la fierté.
Mais lorsque l'on est vieux, très vieux, si vieux que personne ne pourrait comprendre ce que le mot vieillesse signifie à nos yeux, si vieux, parcouru par les ans, les siècles et les millénaires, si vieux que la plupart des choses auxquelles l'on a pu s'attacher par le passé ont disparu depuis tellement longtemps qu'aucun être vivant ne pourrait avoir une once d'idée qu'elles ont existé un jour, si vieux que l'on est habitué à toutes saveurs et à toutes douleurs, si vieux que plus rien ne peut nous impressionner, ni même nous intéresser, si vieux que tout est profondément insipide pour nous. Lorsque l'on est vieux comme cela, il vaut mieux oublier. C'est cela qui fait la différence abyssale entre le Peintre et le Violoniste. L'un est l'oubli, l'autre est le souvenir.

C'est pourquoi, en cette matinée venteuse, sur les falaises grises, face à l'océan déchainé, éclairé et réchauffé par un soleil timide, apparaissant parfois entre les nuages, le Peintre ne reconnut pas l'homme qui écrivait. Sans doute, sans doute qu'il le connaissait déjà. Peut-être avait-il déjà fait sa rencontre, mais il ne chercha pas à s'en souvenir. Malgré le vent qui s'engouffrait dans ses cheveux, les agitant dans tous les sens, le démon trouvait l'endroit calme. Voire très calme. Une ambiance particulière l'accueillait ce matin là, c'est pourquoi il osa s'approcher de l'homme sans y penser, et qu'il se surprit à lire quelques lignes, sans vraiment le vouloir.

"Nos rêves perdent la mémoire. D'ici peu les orties fleuriront nos tombes.
Et alors les témoins d'un passé révolu, les squelettes de la tourmente s'éveilleront dans un fracas. Emplissant ciel et terre.
Joyeuse danse, macchabées euphoriques !
Votre heure est arrivé ! L'heure d'afficher au monde vos rictus éternels !"

Disait le texte qu'il avait lu. Inutile de dire que le Peintre se focalisa, en cet instant, sur la première phrase qu'il avait lu. Elle lui semblait si étrange, tellement bizarre. Sa vie, tous ses actes, toute sa façon de vivre se tournait vers ses rêveries, ses rêves, ses peintures et il ne pouvait le faire que parce qu'il perdait la mémoire. Mais, pour l'artiste, dire que les rêves eux-mêmes perdaient la mémoire.. cela le dépassait. Sans doute ne comprenait-il pas, parce qu'il n'avait pas lu l'avant-discours, et sans doute que le mot "mémoire" et le mot "rêve" n'avaient pas la même signification pour cet homme. Sa vision se brouilla, il ne lisait plus, il réfléchissait, le regard dans le vide, mais les pupilles toujours dirigées vers les écrits. Si bien que l'on pouvait penser qu'il lisait.

Soudain, la tête de l'homme se retourna. Le démon sursauta. Aussitôt, il s'excusa, bégayant comme à son habitude.

- P...P...Pardon, j..je n..n'aime pa..pas qua..quand on m..me reg..regarde pe..pei..pein..peindre moi au..aussi.

Il déglutit, le lieu devenait soudain incroyablement mouvementé. Tourmente, peur. Il ne voulait pas avoir déçu cet homme, qui était paisible, cela revenait un peu à contre dire toute sa philosophie. C'était stupide.

- P..P..Pardon c'..éta..était irres..ir..irr..irre..irrespectueux.

Parvint-il à prononcer.