La nuit a été courte et éprouvante. Des songes effroyables ont peuplé mes heures de repos que je préfère taire. Nulle envie de m’y replonger maintenant… Ma colère n’est pas retombée malgré mes tentatives pour désamorcer cette ire dévastatrice.

A mon réveil toutefois, mon corps se sent mieux. Certes, ce n’est pas la grande forme… mais l’habitude de prendre des coups a conféré à mon organisme une étrange capacité à y faire face avec plus de stoïcisme. Je ne régénère pas plus vite, mais ai appris à faire fi de ces quelques désagréments pour être opérationnelle en toutes circonstances. Cette fois, j’ai été particulièrement amochée, mais si je devais m’arrêter à de telles futilités… nous ne serions pas rendus.

A l’aube, Merrick est venu me chercher. Sans me laisser mon mot à dire, il m’a embarqué sur une civière que deux hommes ont transportée à bord du bateau. A vrai dire, un peu déboussolée par ce changement tant de luminosité que de repère, je n’ai pas assisté pleinement au voyage. Les yeux fermés, tentant de lutter contre mon malaise grandissant, je n’ai accepté de regarder de nouveau autour de moi qu’au moment où Merrick m’a assuré que nous étions arrivés.

Une pièce exigüe à l’éclairage chiche ainsi qu’à la propreté douteuse, mais je n’ai pas les moyens en la circonstance de faire la fine bouche. Plusieurs heures s’écoulent. Merrick est parti depuis longtemps, appelé je le crois à d’autres tâches plus importantes que de veiller la démone, ce que je peux aisément comprendre. Il ne peut rien faire de plus que ce qu’il a déjà entrepris.

Quelques fois, je me suis laissée aller au sommeil, mais les rêves toujours plus angoissants ont obscurci cette perspective de repos… Alors, j’ai somnolé entre réalité et fantasme, goûtant à la quiétude de l’oubli salvateur pour un temps…

Jusqu’à en avoir assez de jouer les convalescentes. Combien de temps s’est écoulé ? Peu m’importe. La nuit a recouvert l’horizon quand je sors de la pièce. Me relever s’est avéré délicat, mais maintenant debout, le sol s’est stabilisé.

Quelques pas difficiles, une stabilisation un peu bancale, un appui contre le mur. Le ciel étoilé me fait face à l’infini sur la mer sans teint. J’admire un instant les lieux, avisant le pont pratiquement désert à cette heure-ci. Parfait. Légèrement chancelante, je trébuche jusqu’à la proue avec application. Une fois sur place, je dégaine l’Ebène.

La lame crisse un instant contre le fourreau, avant de dévoiler son éclat acéré. Mes yeux ne quittent pas son fil, mon regard se perd au-delà des réalités. L’ample geste me tire une grimace douloureuse, mais je n’en tiens pas compte. Si Merrick me voyait debout dans cet état, il me tuerait je crois. Mais je n’en ai que faire.

Dans une révérence parfaite, je salue mon adversaire invisible, prononçant avec satisfaction les paroles rituelles du défi Ambrien avant de me mettre dans une garde propre. Fermant les yeux, je laisse délicatement les désirs de l’Ebène m’envahir. Elle ne comprend pas cet exercice dénué de sang mais se prête néanmoins au jeu, consciente de la faiblesse inhabituelle de ce corps. Elle s’en sait responsable. Nul remord ne perce ses émotions, mais une légère peur quelque part m’indique une crainte des représailles.

Il nous faut retrouver un peu de notre communion originelle avant que je ne lui confie une nouvelle fois ma vie lors d’un combat. Il faut que nous retrouvions ce qui a fait qu’elle m’a été destinée.

Dans un enchaînement lent mais parfaitement exécuté, je la fais tournoyer autour de moi, l’esprit très loin de la réalité, perdu dans un monde où nous ne sommes que toutes deux. Bien malgré elle, je sens le plaisir qui l’étreint à l’idée de se battre, même contre le vide.

La douleur imprègne mes membres, mais je n’en ai que faire, je poursuis mon audacieuse danse en un hommage que je lui fais.

Elle en est consciente. Elle en est flattée.

Me voilà dérangée dans ma danse par un nouvel arrivant dont je me serais bien passée… Concentrée toute entière sur mon corps douloureux, j’en ai oublié de prendre garde à mes alentours… En sécurité sur un si petit esquif me disais-je… Seuls des amis peuvent être présents. Amis peut être, mais pas toujours de ceux qu’on a envie de voir.

Sa voix dans mon dos m’oblige à un retournement brutal qui m’arrache une grimace contrariée alors que tout mon corps me fait soudain souffrir… S’il s’est peu à peu chauffé pour les mouvements lents auxquels je l’avais préparé, il n’est nullement encore prêt à une telle brutalité. Foutu Vakarian, lui et ses idées…

Le patron désire me parler. Un appel à la prudence, je dois me ménager. Il tente de se comparer à moi, mais ne peut comprendre l’étendue même des risques si je me laisse aller à l’inaction… M’arrêter, c’est mourir. Baisser ma garde, c’est mourir. M’affaiblir, c’est mourir. Je me dois d’être opérationnelle de tous temps, en tous lieux, à tous moments, sans tenir compte aucunement des contraintes de mon physique…

Puis son rapprochement, encore, qui me tire un frisson prudent. Tout mon être m’appelle à la violence… Mais il est mon patron, et j’ai juré de protéger sa vie le jour où je me suis engagée pour lui. Je ne faillirai pas de telle manière, et tant qu’il restera sous mon serment, je tâcherai de le maintenir loin du trépas…. Temps qui s’amenuise d’heure en heure tandis que ma résolution de retourner à ma liberté m’emporte. Je ne suis pas faite pour une telle vie… D’autant que j’ai désormais des assassins à mes trousses qui, comme Vakarian le souligne aimablement, mettent en danger mon contrat.

J’attends patiemment qu’il finisse ce qu’il a à dire, grimaçant parfois de désapprobation, jusqu’à ce qu’il prenne place sur la rampe en m’invitant à parler. Que lui répondre ?

Ma main se crispe sur la garde de l’Ebène, se détend, la range au fourreau maintenant qu’elle est apaisée. Mes doigts pourtant demeurent à caresser son pommeau tandis que je me perds dans mes pensées, sans lâcher le marchand des yeux. Il veut savoir ? Il veut comprendre ? Inutile.

« Vous avez raison, je vous met tous en danger, aussi, nous mettrons fin au plus tôt à notre contrat. Vous ne pourrez rien faire contre la menace qui me guette. Oh bien sûr, je ne doute pas que vous veniez à bout d’un, ou de deux assassins, mais les ressources dont disposent les commanditaires sont illimitées, tout comme leurs moyens, et lorsque vous vous y attendrez le moins, ils frapperont, de nouveau, inlassablement, jusqu’à avoir ma vie. Aussi, je ne peux décemment accepter en effet représenter moi-même la menace la plus grande à votre égard. »

J’ai su maitriser l’étincelle de défi qui dansait pourtant dans ma gorge. J’ai réussi à ne point trop exprimer ma colère toujours présente à l’égard de la manière dont il me traite… Je ne veux pas d’une guerre ouverte, je veux qu’il me laisse tranquille et me permette seulement d’accomplir ma mission à ses côtés.

Quand je reprends la parole toutefois, ma voix s’est refroidie bien malgré moi.

« Quant à ce que vous m’enjoignez de faire, je ne peux m’y résoudre. Être raisonnable m’aurait convaincue que j’aurais du être morte depuis longtemps tellement les situations auxquelles je me suis frottée dépassaient la raison. Ce n’est que grâce à mon inconscience que je suis toujours en vie, et ce n’est qu’elle qui me confirmera d’agir de la manière dont je le fais. Aussi, même si je suis consciente de votre sollicitude, je me vois contrainte de la décliner. Mon corps est taillé tout entier pour faire ce que je fais, et ce ne sont pas quelques blessures, aussi sérieuses soient-elles, qui m’arrêteront. Tant que je ne serai pas morte, je me tiendrai fièrement l’épée à la main, qu’importe ce que vous puissiez en dire. »

Ma diatribe m’étonne moi-même, tant je suis intimement convaincue de chaque mot que j’ai prononcé sans jamais pourtant ne m’en être rendue compte auparavant. Jusqu’à en rendre l’âme, je poursuivrai fièrement. Nul ne peut me faire plier autre que celle qui toujours finit par réclamer son dû.