- '' Comment ça va ma belle ?''

Elle se sentait bien, heureuse. Elle savait que le lendemain matin serait d'un tout autre genre, mais elle se contentait de ne pas y penser. Heureuse, elle était et personne ne lui enlèverait ça ce soir.

Elle n'était pas de service ce soir. Elle ne portait pas sa fameuse robe aux roses afin de rester incognito, mais une robe plus sobre et légère bien que toujours rouge. Alors que la nuit avançait, les liqueurs chaudes dévalaient sa gorge et ses gestes se faisaient plus approximatifs. Portée par l'euphorie générale, elle monta avec difficulté sur la scène, glissa un mot au pianiste et commença à entonner un air bien connu. La chanson ''Fanny dans le foin'' était très appréciée de l'assistance et tout le monde chanta avec elle. Elle s'amusait comme une folle à faire les pas de danse suggestifs qui accompagnaient les paroles. Vers la fin de la chanson, elle essaya un pas de danse périlleux et tomba de scène. Elle garda un moment les yeux fermés avec un sourire niais, savourant le vertige que lui donnait l'alcool.

Une ligne expressive sillonne le papier. Frottement de graphite à la matière teintée. Un corps de sang. Gît.

Une ruelle. Une chambre. Une cave. Un grenier.

Retenir à la mort une expression figée. Une grimace bariolée, un sourire indécis, un regard sidéré. Un corps inanimé aux poses parfois grotesques.

Caresser les corps d'un œil exercé. En retenir les plus élémentaires contours avant de s'abîmer au-dedans. Toucher à l'intimité d'un visage. Représenter ce qu'ils ne verront plus jamais. Explorer les formes encore chaudes. Les angles. Les retours. Les pointes. Les creux. Les rondeurs.

Ébauche clandestine d'un être assassiné. Un plaisir dérobé. Pressé. Frustrant. Impossible à rassasier.

Pas dans ces conditions...


C'est ce qui m'a poussé ici. Après avoir réfléchis à la meilleur manière de me procurer un modèle.

Quel genre de personnes posent pour les artistes ?

Leurs épouses. Je ne suis pas marié.
Leurs amantes. Je suis un invétéré solitaire.

Ne reste alors que les prostituées.


Une ruelle crasseuse de Madorass. Une enseigne sans nom. Quelque chose de discret. Parfait.

Encapuchonné, je pénètre le lupanar. Un relent d'alcool de mauvaise qualité et de sueur vient fouetter mes narines. L'air discordant et joyeux d'un piano lézarde les murs délabrés de la salle.

Une brume de tabac fumé plane tel une succession de voilages. On trinque. Rit fort. S'esclaffe. Les genoux des hommes se disputent les séants des filles. Bouches de fraises. Œils fardés. Cils élancés. Mouches placées. Fanfreluches. Jarretelles à jour.

Je choisis soigneusement ma table. Écarté de la masse porcine qui grogne sa paillardise, j'observe les gourgandines.

Je cherche. Dans la multitude peinte. Un visage. Un caractère. Quelque chose qui me capte.

"Bonsoir chéri." aguicheuse.

Le bord de mon capuchon me prive de sa figure. Elle s'accoude à ma table, serrant sa poitrine entre ses bras fins, inclinant la tête pour trouver mes yeux.

"Quel regard..." flatteuse.

Derrière elle, sur la scène. Une femme en robe rouge entonne une chanson que l'assemblée reprend, enjouée.

"Je peux te servir quelque chose ?" d'une voix suave.

J'incline la tête de côté pour mieux regarder la chanteuse. Des boucles de feu remontées en chignon négligé. Une bouche pétulante. Véritable bouton de sang posé à même la neige. Des traits délicats et harmonieux, un nez à la ligne parfaite, un tracé de mâchoire et de gorge élégant. Et ce troublant sentiment qui émane d'elle. Une flétrissure. Quelque chose d’infiniment captivant. Une beauté prête à succomber prématurément sous les ratures d'une vie d'excès.

Elle vacille et tombe. Des rires s'élèvent. Personne ne semble réagir. Tous aussi alcoolisés les uns que les autres.

La serveuse glousse. Sans plus me préoccuper d'elle et de la joyeuse activité qui a reprit comme si de rien n'était je traverse la salle et m'agenouille près de la rousse.

Un sourire figé orne ses lèvres. Ses paupières sont closes. J'attends. Les secondes défilent. Il ne manquerait plus qu'elle s'endorme là.

De ma main gantée de cuir j'effleure sa tempe.

"Mademoiselle." audible et ferme.

Nana n'entendait plus le brouhaha autours d'elle. Elle n'avait même pas ressentit le choc de son corps sur le sol dur et sale, surement grâce à l'alcool. Elle savourait simplement ce moment exquis de flottement les yeux fermés, où plus rien n'avait d'importance.

Puis soudain un mot, unique, mais qui a lui seul semblait pouvoir réveiller la Terre.

"Mademoiselle."

Dans les premiers fragments de secondes, elle décida de l'ignorer. Mais alors un talon aiguille s'enfonça dans sa main qui était sur le sol. Ce fut comme un seau d'eau glacé, elle ouvrit soudainement les yeux.

Les rires trop forts emplirent sa tête, les odeurs lui donnèrent le tournis, les couleurs qui s'animaient autours d'elle bougeaient trop vite.
Mais au milieu de ces tons criards et de la chaire dénudée se trouvait un homme sombre, près d'elle, qui la regardait. Tout le monde ignorait la belle-de-nuit sauf lui. Elle comprit que le mot qui avait troublé son rêve était le sien.
Son visage était assombrit et un peu caché par le capuchon qu'il portait mais elle perçut son regard, un regard qui vous transperce.

Elle eut une réaction de recul avec un hoquet de peur, cet homme transpirait la dangerosité.

Elle se remit vite sur pied, ne demandant aucune aide de sa part, mais se tint la tête une fois debout pour limiter la sensation de tournis. Ce changement de décor l'apaisa et elle reprit de sa contenance. Elle n'était plus seule avec cet homme sur le sol, mais bien au milieux de la foule et personne ne se préoccupait d'elle, ni de l'inconnu d'ailleurs.

- '' Vous m'avez fait peur, mon grand !''

Elle s'accouda mine de rien à une table haute qui se trouvait à quelques centimètres pour ne pas flancher. Elle dérangeait un couple qui se tripotait là, mais sur le regard assassin de sa compère, ils décidèrent de monter à l'étage.
Nana sortit une cigarette d'entre ses seins, puis une allumette au phosphore tout en observant l'homme encapuchonné. Le tabac la relaxait. Elle prit une première bouffée.

Elle avait déjà eut affaire à ce genre d'homme sombre et mystérieux dans sa carrière, mais la rencontre de chacun d'entre eux était toujours unique. Les nuits aussi en général. Elle décida finalement de faire connaissance avec celui qui l'avait aidé.

- ''Vous n'avez pas chaud dans votre combinaison si sombre ? Découvrez donc le visage de celui que je dois remercier.''

Elle se pencha alors en avant, son décolleté se faisant plus profond, et fit mine de lui retirer son capuchon.

Nana était déboussolée. Le rejet du contact, doux mais ferme, lui fit un effet étrange.

L'homme ne la regardait pas, du moins pas comme le font les clients ordinaires, s'attardant sur ses hanches pleines et sa poitrine généreuse. Elle se sentit alors repoussante, et avait l'impression de ne pas lui plaire... D'un autre côté, c'était également un grand signe de respect que de regarder une femme dans les yeux. Elle oscillait entre les deux conclusions. En fait, il semblait rechercher quelque chose d'autre chez elle que l'ordinaire. Signe de son trouble, elle fronçait quelque peu les sourcils et se mordait le coin de la lèvre.

Il portait des gants. Si il était si habillé, peut-être avait-il quelque chose à cacher : une maladie de peau, des brulures, des cicatrices... Nana savait ce que c'était, elle portait elle-même des gants ''cache-misère''. Ou peut-être était-il tout simplement timide de s'afficher en public. Ou peut-être était-il tout simplement mystérieux et il n'y avait rien à comprendre.

Elle prenait les gens comme ils venaient, et s'adaptait à eux. Apparemment, les familiarités ne lui plaisaient pas. Soit. La Dame aux Roses aimait jouer.

"Combien prenez-vous pour la nuit ?"

Elle se tint à distance raisonnable et reprit quelques bouffées de sa cigarette en l'observant avant de répondre. Elle n'avait pas prévu de travailler cette nuit, mais la libertine avait toujours été attirée par les hommes dangereux. Il y avait quelque chose d'excitant dans son attitude froide et son visage caché. Sa désinhibition habituelle était accentuée par l'alcool qui circulait dans son sang.

''Je ne suis pas de service cette nuit, je suis la pour m'amuser." Elle prit un verre de vin qui se trouvait la, abandonné. Une lueur espiègle s'alluma dans ses yeux ambrés.

''Cependant, j'ai effectivement une chambre la-haut... Mes prix ne sont pas ceux des catins du coin. 150 pièces d'or pour la nuit entière. Et je fais mes tarifs à la nuit, pas à l'heure.'' Sa voix était chaude et fiévreuse, mais empreinte de fermeté également.
finalement le contourna seulement pour gagner l'escalier. Elle fit de son mieux pour ne pas le toucher, malgré le peu d'espace qu'offrait la foule alentours. Et parvint à à peine l'effleurer.

Elle se retourna à mi-chemin de l'escalier, et lui lança un regard pénétrant. Puis, atteignit la porte de son ancienne chambre, très peu utilisée car réservée aux hôtes de marque.

Elle sortit la clef qu'elle seule à part la patronne possédait, l'ouvrit délicatement, et entra.

Nana referma à clef derrière l'inconnu mais la laissa dans la serrure. Elle était saoule et imprudente, mais quelques réflexes demeuraient encore. La prostituée avait perdu tout sens commun, de laisser un homme étrange entrer seul avec elle dans sa chambre... alors qu'il était habillé comme un guerrier ou du moins quelqu'un qui sait manier les armes, elle s'en apercevait seulement maintenant.
Néanmoins, elle avait bien vu que la patronne l'avait observé monter les escaliers et cette dernière prenait soin de ses filles car les cas de catins violée puis tuées n'étaient pas rares.

De toute façon, il était trop tard, et Nana ne pensait pas danger. Elle voulait simplement s'amuser, comme elle n'avait dit précédemment.

Sa chambre, elle l'appelait encore comme cela, était son royaume. Elle se sentait toujours reine lorsqu'elle entrait dans une chambre en générale, mais le sentiment était encore plus fort ici. Le lieu avait été décoré par ses soins. De différents tons de rouge étaient les rideaux, tapis à fleur, sofa et draps. Ce n'était pas une chambre richement décorée mais plutôt simple, néanmoins moins mitée que les autres de la maison. Elle n'était composée que d'une grande pièce avec un vieux lit à baldaquins sur sa gauche, une coiffeuse à ses cotés. Au fond de la pièce, dans le coin droit, trônait un sofa avec une petite table devant. Dans le deuxième coin droit se trouvaient un petit buffet simple avec des verres et boissons, et également un cruchon et une bassine pour se laver.

A l'époque, Nana avait été fière de sa chambre. Désormais, elle ressemblait juste à une chambre mitée que quelqu'un avait essayer de faire ressembler à quelque chose. En l’occurrence, elle même.

Ca sentait le refermé. Elle prit quelques bougies et les disposa un peu partout pour donner de la lumière. Un gloussement lui échappa lorsque sa vision un peu trouble lui donna des difficultés pour en allumer une.

-''A moins que vous préfériez dans le noir ?" Elle essaya un ton innocent mais ne put s'empêcher d'y mettre une nuance moqueuse.

Elle écrasa négligemment sa cigarette sur un meuble et s'assit sur le lit, les jambes croisées. Le matelas s'enfonça sous son poids, elle adorait ça.

Elle se demandait comment allait se passer cette nuit avec un homme qui parle si peu, et qui refuse de se découvrir, ou qu'elle le touche...

''Je prends l'argent maintenant.'' Ses mots sonnaient comme une invitation.

Alors que l'homme regardait la pièce, il devint plus grave. Cela ne lui plaisait-il pas ?

Il s'approcha doucement d'elle, ce qui étonna Nana... et la réconforta. Il n'était finalement pas si distant d'elle. Elle avait ce coté enfant, qui faisait qu'elle avait besoin de sentir une présence masculine près d'elle.

Elle regarda la bourse lourde qu'il posa sur la table. Certainement plus que ce qu'elle avait demandé, beaucoup plus. Elle se doutait qu'il avait de quoi payer, mais n'attendait pas une telle générosité. Il serait récompensé.

Sans bouger de sa place, elle prit l'argent et le déposa dans le double fond du tiroir de la commode, avec un certain détachement signifiant qu'elle n'y tenait pas vraiment. Il était vrai que la prostituée de luxe ne manquait de rien, elle avait largement de quoi vivre, même si ses drogues lui coutaient très cher. Ce n'était pas comme autrefois, pas comme quand elle occupait cette chambre, où elle avait des prix bas et acceptait tous les clients. Désormais, elle avait des critères. Pour qu'elle accepte un partenaire, il devait la séduire, ou du moins lui plaire. Elle offrait son corps certes, mais elle ne voulait pas ressembler à toutes les vulgaires putes. Chaque homme était unique pour elle, et elle faisait toujours en sorte qu'il le sache. Que ce soit unique pour lui aussi.
Dans sa chambre, c'est elle qui avait le pouvoir, même si ils ne s'en apercevaient pas toujours.

En l’occurrence, l'inconnu lui plaisait.

Dévoiler son visage entraina plus de questions que lorsqu'il était caché. Il n'avait rien d'un homme, il avait en lui quelque chose d'inaccessible, de... divin. Une peau merveilleusement claire, de longs cheveux évanescents, des yeux gris qui semblaient lire en elle...
Nana en eut le souffle coupé. Elle aurait du avoir peur, mais au contraire elle se sentait plus attirée encore. L'homme, si on peut encore l'appeler ainsi, semblait torturé. Nana lisait une forme de souffrance, de noirceur en lui. Elle avait envie de le consoler.
Elle prit de grandes inspirations alors qu'il retirait ses gants, attendant la suite. Ses mains n'étaient pas dures de cals comme les travailleurs, ni grassouillettes comme celles des nobles.

Alors qu'il plongeait ses yeux dans les siens, l'instant ce fit intense. Elle ne cilla pas.

- ''La Dame aux Roses me convient parfaitement."

Elle se releva toujours face à lui, une manière de s'approcher un peu plus sans en avoir l'air, et de ne pas se laisser dominer. Elle faisait tout pour ne pas le brusquer.

Doucement, pour ne pas lui faire peur, elle avança sa main et la posa sur son torse. A travers les vêtements, elle ne sentait rien. Elle espérait que le tissu suffirait à ce qu'il ne la rejette pas une fois encore.

- ''Qui êtes vous ?''

"La Dame aux Roses..." répétais-je dans un murmure.

Un pseudonyme. Tout comme pour moi. Le point commun des êtres de l'ombre...

Je cherche un instant ce qui lui vaut ce surnom. Nulle trace de la fleur sur sa tenue, pas une dans la chambre. La couleur de sa robe et de la décoration peut-être...et...une fragrance passée d'eau de rose roulant jusqu'à moi lorsqu'elle se lève. Quelques hypothèses me viennent. Elle ne s'est parfumée qu'hier. A excessivement frotté sa chair à d'autres chairs jusqu'à se dénaturer elle même, dans ces draps-ci peut être, ou bien dans d'autres. Ou n'a plus dans son flacon qu'un fond altéré par la lumière, le temps et les variations de température...
Tout en douceur, ses doigts puis sa paume rencontrent mon muscle pectoral, me tirant dans l'instant de mes réflexions. Une tendre décharge court sur ma peau, crépitant de mes côtes jusqu'aux cervicales.

Sa question résonne dans ma tête alors que je l'observe en silence, sans esquisser le moindre geste. Un moment de flottement.

"Je suis Kheyl Dralor."

Ma main se pose sur la sienne et exerce une légère pression vers le bas. Je l'escorte le long de mon buste jusqu'à ma hanche puis la repousse tranquillement le long de son corps, nos regards rivés l'un à l'autre.

"J'aimerais que vous vous déshabilliez." d'une voix posée.

Ce Kheil l'intriguait.

De lui émanait une puissance qui submerge, une sombre froideur déstabilisante. Et pourtant il était très doux, très délicat.
Rien ne semblait vraiment l'atteindre. Mais à la fois, il cherchait à la connaitre. Ses yeux le montraient.

Il ne la rejeta pas, et l'emmena même découvrir un peu plus, à peine plus, son corps. Qu'est-ce qu'elle aimait le contact. Le toucher était son sens préféré.

Comme elle s'y attendait, il ne répondit pas vraiment à sa question. Un simple nom, si il était vrai, ne décrivait pas une personne. Les noms n'étaient rien, Nana ne lui aurait pas demandé si il ne l'avait pas fait d'abord. Elle comptait de toute façon apprendre à le connaitre par un autre moyen, du moins une partie de ce qu'il était.

Nana aimait se montrer enfiévrée et animale quand il le fallait. Ici, c'était de tendresse et de retenue qu'elle se parait. Elle adorait ce jeu, elle adorait cette intensité. Elle vivait chaque minute avec envie.

A sa demande, elle retira l'épingle qui tenait ses cheveux, laissant ses sombres boucles rousses dévaler sur ses épaules. Elle l'observait toujours, pour voir sa réaction. Elle retira ses escarpins sans les regarder, et perdit alors quelques centimètres. Puis, le seul dessous qu'elle portait glissa le long de ses jambes. Avec un mouvement preste, son pied le déposa un peu plus loin. Elle n'avait pas les accessoires dont elle se parait souvent. Elle avait voulut être simple ce soir.
Un peu tremblante, elle prit la main de Kheil et lui fit retirer une bretelle de sa robe. Puis, elle se tourna, dévoilant l'infinité de petits boutons noirs qui fermait sa robe.

''J'ai besoin de votre aide, Kheil.'' Juste un murmure.

Un cataracte de lave enflammée s'écrase sur deux falaises d'ivoire. Rebondissant souplement, puis venant se nicher d'une flammèche au creux de ses seins.

Cette fois-ci mon regard explore, s'imprègne, s'alimente des couleurs, des reliefs, des ombres sensuelles de ses courbes.

Elle quitte ses escarpins sans me lâcher des yeux, avide de savoir quel effet elle produit. La rousse perd quelques centimètres et doit davantage lever le nez pour soutenir mon regard.

Je la considère d'un œil esthète, de plus en plus conforté dans mon choix.

D'un geste gracile elle se saisit de mes doigts et les entraine dans un voluptueux effeuillage. Sa bretelle glisse le long de son bras cireux, se logeant a la naissance d'un gant long.

L'atmosphère s'échaude...D'un pivotement félin elle m'offre son dos piqué de boutons noirs et sollicite mon aide.

La belle sait incontestablement s'y prendre mais je ne perd pas de vue la raison de ma présence.

Je glisse ma main sous sa crinière lourde et chaude que je déplace sur le côté, me libérant la voie de sa boutonnière.

Chaque rond saute de son logement d'étoffe carmin, délicatement. Vertèbre par vertèbre. Déclivité de matière morte effleurissant sur l'onctuosité de l'albâtre vivant. Sa peau rayonne d'une chaude appétence. Un soupir la quitte lorsque j'approche ma bouche de son oreille. Je lui murmure.

"Ce que vous pouvez céder à n'importe qui ne m'intéresse pas..." sa robe s'ouvre tel une corolle sanglante. "Je ne suis pas venu pour ce que vous croyez..." elle tombe à ses pieds...

Un frisson la parcourut alors qu''il lui glissait quelques mots à l'oreille. Elle fronça les sourcils, essayant de comprendre ce qu'il voulait dire. La catin fit une moue boudeuse, toujours dos à Kheil.

Nana ne cédait pas n'importe quoi à n'importe qui. Elle ne voyait pas sa condition ainsi. Les actes étaient plus profonds qu'ils en avaient l'air. Elle n'était pas un jouet, elle vivait les plaisirs charnels. Elle ne n'apportait pas la même chose à chaque partenaire.

Elle faillit se vexer, mais l'effet euphorisant de l'alcool ainsi qu'une certaine lassitude prirent le dessus. Elle avait l'habitude de ce genre de réflexion. Il suffisait de montrer à quel point il se trompait.

Elle se retourna très doucement, cette fois plus près de lui que jamais encore. Sa nudité ne la dérangeait pas, elle se sentait belle. Ses seins nus touchaient le vêtement de l'homme, mais elle ne voulait pas s'en apercevoir.
Tout près de son beau visage, elle eut un petit sourire.

''Je crois que vous êtes venu pour moi. Et moi je suis la pour vous. Je peux répondre à vos désirs, lesquels sont-ils ?''

Nana vivait la passion, pas seulement les plaisirs de la chair. Des tas de choses pouvaient arriver dans une chambre...

"Je peux vous apporter bien plus que vous ne croyez."

Au contact de ses seins, un brasier de sang incendie mes reins. Pourtant, rien dans mon visage ne laisse transparaître l'enfer qui tisonne mes sens.

Son corps prend appuis contre le miens, sa bouche éclos dans la pénombre. Elle s'offre, convaincue de ses talents sur un terrain conquit et mille fois foulé : l'Homme.

Je la gratifie d'un regard pénétrant.

"Loin de moi l'idée de remettre en doute vos dons pour les plaisirs, mademoiselle." une pause. "Je ne suis pas ici pour les découvrir, mais par simple intérêt artistique."

Je laisse ma phrase en suspend, juste le temps qu'elle devine où je souhaite l'emmener.

"Poseriez-vous pour moi ?"

Nana avait recroquevillé ses bras gantés contre le torse de Kheil, comme si elle avait froid. Elle resta un moment les yeux fermés, contre la chaleur de cet être, s’imprégnant de ses paroles.

Il n'était pas la pour découvrir ses dons pour les plaisirs ? Cela n'avait aucun sens ! Tous les hommes venaient la voir pour cela.
Il semblait y avoir un quiproquo sur la définition de plaisir. Lui ne voyait que les plaisirs charnels, et il paraissait y voir une certaine bassesse. Certes, elle excellait dans ce domaine. Et pour la majorité des personnes, c'était le seul talent que possédaient les prostituées. A part pour ceux qui en côtoyaient et les connaissaient. Et pourtant, le plaisir pouvait se trouver ailleurs. Il pouvait se manifester par tant d'autres moyens. Nana se considérait comme une confidente, et régulièrement elle ne faisait que discuter, jouer avec ses clients.

Manifestement, Kheil n'avait pas l'habitude des catins. Sans savoir vraiment pourquoi, cela fit plaisir à la rousse. Il est vrai que c'est toujours valorisant de se sentir unique pour quelqu'un, même un inconnu. Il l'avait choisit elle et pas une autre.

Nana avait l'impression de déceler une forme de dégout dans ses yeux, parmi des tas d'autres tourments. Elle se doutait que c'était à cause de son métier, elle avait connu des tas d'autres hommes. Beaucoup étaient rebutés par cette idée et la trouvaient dégradante. Mais dans ce cas, pourquoi était-il venu dans une maison-close ?

Sa proposition la surprit, et la fit sourire. Un artiste... Elle rouvrit les yeux. L'idée la charmait tout à fait.

''Oui, l'idée me plait. Car l'art est un des nombreux plaisirs que je peux offrir.''

L'idée de poser et d'être ''immortalisée'' en oeuvre d'art était un délice.
Elle posa ses mains sur son torse pour se pousser sur le lit, délicatement. Elle se mit de coté, à demi relevée appuyée sur son coude.

''Quelle pose voulez-vous ? Debout, allongée, assise, sur le lit, le sofa ? Faites moi part de votre vision d'artiste.''

Elle sentait ses regards la détailler sous ses moindres aspects. Elle adorait ça, surtout parce qu'il n'était plus un simple client désormais, mais un artiste. Elle ne se sentait pas prostituée, mais plus femme que jamais. L'être de son inspiration. Nana n'avait jamais inspiré personne auparavant.

Elle se faisait langoureuse sur le lit, prenant les poses qu'il lui demandait, mais essayant toujours de rajouter son petit effet. Elle faisait la catin pour différentes raisons, au début par obligation et désormais par choix. Parmi les nombreux avantages qu'elle y trouvait, il y avait le sentiment de compter pour quelqu'un, ne serait-ce que l'espace d'une nuit. Elle avait peur d'être abandonnée.
Mais ce bel inconnu lui avait fait découvrir une autre manière de retrouver cette impression.

Il s'approcha d'elle, elle le laissa faire, se demandant ce qui allait suivre. Il souilla son maquillage, qu'elle n'avait pas enlevé depuis...deux semaines ? Peut-être trois ?
Puis vint un sujet bien plus dangereux.

Sa première réaction fut de poser ses mains sur ses gants, comme pour les protéger de peur que Kheil n'essaie de lui enlever de force. Elle ne voulait pas penser au mal qui la rongeait...

Elle se leva de lit en silence, et s'assit à la coiffeuse. Se regarda dans le miroir, remettant une mèche rouge à sa place. Puis sortit un linge et de la lotion d'un tiroir et commença à se démaquiller. Au fur et à mesure, elle dévoilait sa peau, plus rosée que le blanc macabre qui la parait. Alors qu'elle retirait se masque et se mettait à nue doucement, son regard se perdait au loin.

Elle retourna sur le lit, son expression était plus grave mais une lueur de jeu s'était allumée de nouveau. Elle approcha audacieusement son visage, leurs lèvres presque à se toucher.

'' Je me dévoile à vous... Croyez vous que c'est votre argent qui vous donne tant de privilège ?''

Un sourire triste apparut quelques secondes sur ses lèvres.

'' Je veux connaitre vos secrets moi aussi. Montrez moi ce que vous êtes. Un partage n'est pas à sens unique.''

Elle voulait découvrir ce sombre artiste, peu importe le moyen qu'il estimait être le meilleur.

Ses lèvres entrouvertes libérèrent un souffle doux, et empreint de défi, éloigna son visage quelque peu. Elle plongea son regard chaud dans ses yeux gris, elle voulait être prise au sérieux.

Il ne fit rien pour la repousser. Il accentua même la proximité de leurs corps chauds. Cette intensité était insupportable, ce rapprochement de leurs chairs était un supplice. Elle ne pouvait pas s'éloigner, elle n'osait pas s'approcher. Tout était dans un tel équilibre... Elle sentait son odeur, une fragrance rassurante de mâle.

Le temps était suspendu, le moment était crucial. Ils plongeraient bientôt, mais dans quelles abysses ?

Ses caresses étaient retenues... comme enchainées à sa raison, prisonnières d'un tourment profond. Ses caresses semblaient vouloir dire oui. Ses mots ne disaient pas non. Ses yeux exprimaient comme un désir. Qu'est-ce qui le retenait ? Elle aurait donné cher pour ne serait-ce qu'imaginer ce qui se tramait dans son esprit.

Sa volonté ? Trop longtemps qu'on n'avait pas considéré ses désirs. Elle lui avait fait par de ces désirs, elle le voulait lui; enfin, ce qu'il acceptait de lui offrir. Elle n'était prête à céder un pouce de tissu sans qu'il se dévoile. La volonté elle l'avait, si il y avait une contre-partie.
Les mains de l'homme sur ses gants l'empêchaient de réfléchir calmement. La belle-de-nuit ne savait que faire. Elle hésitait à oser plus qu'elle ne l'avait déjà fait. Que voulait-il d'elle ?

Elle ne bougeait pas, ses bras restaient immobiles, mais les poings serrés, signe qu'elle en était effectivement maitresse. Elle attendait qu'il accède à sa requête.

'' Je n'aspire qu'a essayer de concevoir. Montrez vous.''

Nana avait grandit au milieu du vice et des horreurs, elle n'avait pas peur de concevoir, elle n'avait pas peur de ce qu'il pourrait lui montrer si c'était là qu'il voulait en venir...

Le froissement doux du satin entre ses poings. La curiosité la happe, démesurément.

Un silence, un regard long. Est-elle croyante ? S'est-elle déjà interrogée sur la possibilité d'un monde différent de tout ce qu'elle a connu ? Son âme s'abîme-t-elle parfois dans d'étranges rêveries ? De quoi sont fait ses songes ? Ses cauchemars ? Ses espérances ? J'ouvre le livre de son esprit, suspendu à l'apparition progressive des mots qui le composent.

Tout bas. "Si je vous disais que je ne suis pas de ce monde, me croiriez-vous ?"

Son œil s'éclaire.

"Si je vous disais que je viens du ciel et des tréfonds de la terre...?"

Je prend le risque d'un rejet.
Il existe des créatures dont les cerveaux sont limités à ce qui les entoure, dénués d'imaginaire, privés de questionnement. La rassurante certitude d'évoluer dans le connu, dans un monde aux frontières nettes et visibles les maintient au réel de leurs vies de papier.

Puisse-t-elle ne pas être de ceux-là. Dans le cas contraire, la magie de notre rencontre en serait profondément diminuée...

Nana se fit d'abord sceptique, se demandant quels mensonges on lui racontait, où est-ce qu'on voulait en venir. Elle demandait des vérités et des découvertes, on lui servait des mots... des phrases sans aucun sens.

Et puis, elle écouta ce que Kheil avait à lui dire. Elle chercha la signification de ses mots, ce qu'ils sous-entendaient.
Et alors ses yeux s'ouvrirent grand, comme si elle redécouvrait le monde devant elle. Son coeur s’accéléra, sa gorge se serra.

Elle regardait les yeux de l'être qui la serrait presque dans ses bras, comme pour l'empêcher de s'enfuir, comme pour la garder près de lui et la rassurer de sa présence. Elle y cherchait une confirmation. Que ce qu'elle avait comprit était juste.

C'était comme si une conviction jamais prononcée, ni même pensée, remontait des tréfonds de son âme. Une évidence la frappait en plein visage. Mais une évidence si difficile à appréhender... Elle ne comprenait pas encore tout à fait ce qu'elle venait de découvrir.

Ses poings s'ouvrirent pour accueillir celles de...qu'était-il donc ? Les impressions qu'elle avait eu plus tôt sans vraiment les comprendre se révélaient à elle. Il y avait donc bien quelque chose de céleste mais aussi d'incroyablement mauvais en lui.

'' Etes vous... un ange ? Un être déchu ? Ou... un être des ténèbres ?''

Sa voix n'avait plus la même assurance qu'avant, mais on pouvait sentir l'avidité d'en savoir plus.

Sa vision se troubla. Ses cils papillonnèrent, faisant naitre une larme unique qui coula du coin de son oeil. Elle ne savait pas pourquoi elle pleurait. Trop d'émotions.

Une larme unique naît, enfle puis roule. S'échappe de ses cils pour glisser contre le rosé de sa joue. Mes mains se glissent dans les siennes. A la fois tendrement et fermement, je les serre. La garder avec moi, accrochée à cette réalité qui lui échappe. Un point d'ancrage nécessaire.

Est-elle effrayée par ce que je suis ? Tout dans son regard me murmure le contraire derrière le vacarme de son ébahissement. D'une voix calme, je lui apporte la meilleur réponse que je puisse lui donner, je crois. Une réponse simple. Les détails n'ont pas d'importance pour l'instant.

"En quelque sorte oui. Un ange déchu ayant passé un siècle dans les abysses avant de pouvoir remonter dans votre monde..."

Le besoin poignant de la rassurer.

"Mais ne vous angoissez pas...Vous n'avez rien à craindre de moi." un regard pénétrant de sincérité.

Son esprit penchait vers un gouffre insondable : la folie. Seules les mains de Kheil la retenait.

Bien des fois, souvent aux moments critiques de sa vie, aux moments les plus sombres, elle avait tourné son visage vers le ciel étoilé. Toujours à se poser des questions, pensant que peut-être on l'observait la-haut. Et qu'on devait bien se moquer d'elle, avec ses petits soucis alors que des sujets bien plus importants étaient débattus au dessus. Le ciel, elle y avait beaucoup pensé, le monde d'en bas, beaucoup moins. Elle avait pour habitude d'ignorer les sujets fâcheux. Jusqu'a ce que ça lui tombe sur le nez.

C'était un sacré bout qui venait de lui tomber dessus. Elle avala plusieurs fois sa salive, un long moment passa alors qu'elle essayait de déterminer ce qu'elle en pensait.

Un ange déchu...

En fait, elle fut déçue. En elle, un vide. Elle ne pensait rien. Il lui faudrait du temps pour réaliser. Il fallait qu'elle voit, qu'elle ait une preuve. Les mots ne sont pas assez forts pour transmettre cette notion.

Par contre, ce qu'elle ressentait très clairement, c'était de l'empathie pour l'être qui venait de lui faire cette confession. Ainsi, que de la confiance qui s'était installée sans qu'elle s'en aperçoive. Elle était tout sauf effrayé. Et elle ne comprenait elle même pas pourquoi, alors que n'importe qui aurait rejeté cette créature.

Une petite voix résonnait dans sa tête : pourquoi était-il venu la voir ?
Mais elle ne posa pas la question.

Doucement, elle retira ses mains de celles de l'ange déchu. Puis, elle retroussa ses longs gants, lentement au cas où des croutes se soient formées. Ainsi, elle découvrit la laideur de la maladie qui la rongeait. Sa peau tachée de croutes, de plaques rouges, creusée. Ravagée à ses yeux.

Elle ne dit pas un mot. Le visage bas, le regard tristement rivé sur ses avant-bras.

Kheil semblait tout à fait hypnotisé par ses marques sur les bras. Nana ne comprenait pas, elle ne voyait que laideur, suintement, et crevasses. Elle avait l'impression de se décomposer. On lui enlevait sa jeunesse, sa beauté. Elle refoula ses larmes alors que ces idées sombres lui venaient en tête.

Il la touche, sans même prendre la peine de vérifier qu'elle n'est pas contagieuse. Ses origines lui vaudraient-elles une protection ? Heureusement, Nana n'avait encore jamais donné sa maladie à autrui. C'était une chance sans quoi elle ne pourrait plus exercer son métier, ni même avoir une vie normale.

Sentir ses lèvres sur elles, sur une partie dont elle avait si honte la réconforta quelque peu.
Plus unique ? Elle n'avait vraiment pas besoin de ça pour être unique ! Ce mal la rongeait, gagnant mois après mois du terrain. Cette maladie n'était pas elle, c'était un parasite.

Elle fit un petit sourire gêné, essayant de le croire. Plus pour qu'il croit qu'elle le croyait plutot qu'autre chose.

'' Oui j'en souffre. Ceci n'est que la partie visible du mal qui sommeil en moi. Il prend un malin plaisir à me donner vertiges, faiblesses et nausées... Personne n'a trouvé son origine, mais j'ai des drogues pour me soulager."

En fait, l'état actuel de sa maladie n'avait rien de bien accablant. Mais c'était de sentir ce mal en elle qui grandissait, et de savoir qu'il se manifesterait plus violemment un jour. D'avoir ce compte à rebours dans la tête.

Elle se releva tout en se penchant vers l'ange, toujours très proche de lui. Et le força ainsi à s'allonger sur le lit, déposant son corps contre le sien. Elle avait tellement besoin d'une chaleur, d'une présence. Elle mit sa tête dans le creux de son cou, une main posée, accrochée au vêtement sur sa poitrine. Tout contre lui sur son côté droit, elle plaça une de ses jambes sur les siennes, comme pour l'empêcher de partir.

'' Je me sens happée par ce mal, Kheil... Il me dévore, et aura raison de moi un jour...'' C'était une peur indicible qui transperçait sa voix.