La lumière qui filtrait à travers les rideaux réchauffait sa peau. Nana se réveilla dans les draps souillés. Les cheveux devant les yeux, la bouche encore pâteuse par trop de vin ingurgité la veille, elle sortit lourdement du cocon de plumes. La tête lui tournait. Elle ne prit pas la peine de s'habiller pour jeter un coup d'œil au dehors. L'après-midi. On était déjà l'après-midi. Il est vrai qu'elle n'avait aucune idée de l'heure à laquelle elle s'était couchée. Mais la nuit qu'elle avait passée en valait la peine. Pensant cela, elle jeta un coup d'œil à l'homme qui dormait encore.


Remettant ses cheveux vermeille en place, elle alla cherche sa robe pour y trouver son flacon. Elle avait trouvé cette nouvelle drogue qui calmait ses crises, mais qui était tellement agréable qu'elle la consommait par pur plaisir désormais. Elle alluma une lampe à huile et sortit une pipe ouvragée. C'était un cadeau d'un homme riche. L'objet n'avait pas de foyer proéminent mais plutôt un aspect filiforme qui lui plaisait particulièrement. Elle ne connaissait pas le nom de l'os blanc dont elle était faite mais on lui avait dit qu'il venait de contrées loin au sud. La catin fit de la table de chevet son comptoir de cuisine : elle ouvrit le flacon et y trempa une aiguille qu'elle chauffa à la flamme de la lampe. Elle répéta plusieurs fois le mouvement puis y déposa la gouttelette formée dans la pipe. Ce n'était pas un procédé rapide et facile, surtout avec les tremblements qui agitaient ses mains abimées. Enfin, elle put porter l'embout à ses lèvres et ses muscles se relâchèrent aussitôt, elle s'allongea dans les draps. Qu'elle extraordinaire sensation ! Plus de douleur, elle oubliait le mal qui dévastait ses bras.


Mine de rien, elle donna un petit coup de coude à son partenaire pour qu'il se lève enfin, elle n'aimait
pas rester en solitaire au réveil.

Pipioulette frappa le plus fort possible sur la porte.

- toc toc toc! cria-t-elle, ajoutant la parole au geste.


Elle n'attendit pas la réponse pour ouvrir, et pénétra dans la chambre de Rose. La Touille sautilla jusqu'au pied du lit pour être bien sure d'être aperçue puis fit une révérence. Une de ces révérences que l'on fait aux Rois et aux Reines. La tête encore basse, elle énonça du ton le plus sérieux possible :


- Je m'excuse Grande Dame, Grand Môssieur, mais le gentil chien en bas s'inquiétait. Son maitre aurait déjà du redescendre ce ce matin, et il semble qu'il soit encore ici.


La fillette se redressa, et immédiatement son regard fut capté par Rose. Ses cheveux ! La dame était si jolie! Sa peau si parfaite, ses cheveux, ses cheveux! Les yeux de la petite détaillèrent de façon docte chaque partie de l'anatomie de Nana, frappée d'une stupeur admirative. Puis, consciente d'avoir outrepassé les limites, posa théâtralement ses mains sur ses yeux, tout en continuant à regarder à travers ses doigts, trop écartés.

Tout était beau ici. Des draps parfaits de fin brocard, des meubles de maitre artisan finement ciselés. Une légère odeur de cire régnait sur la pièce, ainsi qu'une odeur particulière que Pipioulette ne reconnu pas : celle de la pipe en os. Un renard qui portait un tout petit écureuil, observaient la scène depuis le pas de la porte, à moitié affalés comme si le parquet avait été une banquette moelleuse. Peut-être était-ce le cas en fait.


Pipoulette échappa une seconde au charme qu'exerçait Nana sur elle, pour s'apercevoir que l'homme qui était allongé dans le lit avait en réalité était taillé dans du bois, d'un seul bloc. Très certainement du hêtre que quelqu'un avait prit le temps de cirer, comme un vieux meuble.Le gentil chien serait sûrement déçu de la nouvelle. Car le transport de son maitre allait devenir problématique, hormis s'il en faisait des copeaux. La petite Touille ne haussa qu'un seul sourcil, avant de reporter son regard sur la belle Dame rousse. Rousse, comme elle.

Dans sa transe, Nana entendit à peine qu'on frappait à la porte. Et ne voulant pas ouvrir en tenue d'Eve, elle n'avait fait que se relever langoureusement, espérant avoir eu une hallucination.

Une fillette déboula dans la chambre, sautillant joyeusement jusqu'au lit. Nana resta interdite alors que l'enfant lui faisait une révérence normalement réservé aux têtes couronnées. La gamine portait une robe de princesse aux couleurs éclatantes, que même les princesses les plus excentriques n'auraient osé arboré. Cela fit s’interroger la catin.

Mais avant qu'elle ne put ouvrir la bouche, la petite avait quelque chose à lui dire.

- Je m'excuse Grande Dame, Grand Môssieur, mais le gentil chien en bas s'inquiétait. Son maitre aurait déjà du redescendre ce ce matin, et il semble qu'il soit encore ici.

Nana ne voyait pas de quoi elle parlait. Quel chien ?

La jeune femme était sans doute aussi abasourdie que la fillette. Elles s'examinèrent silencieusement. La gamine semblait tout à fait fascinée, fixant ses cheveux. Et Nana remarqua qu'elle avait elle aussi les cheveux roux, bien que d'une teinte plus claire que les siens propres. Puis ses yeux se posèrent sur le corps nu de Rose. Cette dernière se sentit gênée comme jamais à cause de sa nudité. Mais se dévoiler aux yeux d'une innocente petite fille était bien différent de ses habitudes.

Avec un raclement de gorge mal à l'aise, elle se précipita sur ses affaires pour enfiler à la va-vite sa robe légère rouge. Se faisant, elle remarqua ses bras. Ses mains ! Elles étaient... saines !

- Oh c'est quoi ce bord*l ?!

La stupeur incrédule marquait le visage de la courtisane. Cherchant une explication à ce miracle, elle regarda autours d'elle et découvrit que la chambre avait changé elle aussi. Mais surtout elle découvrit du bois à la place de l'homme dans le lit. Elle avança une main sur son épaule, mais ne sentit que la douce texture de bois ciré.

Nana porta ses mains à sa bouche, le cri ne put s'en échapper. Elle se retourna brusquement vers la petite et lui présenta un doigt accusateur.

- C'est toi ?! Qu'as-tu fait ?

Sa voix était cassée par l'émotion. Elle ne savait que penser, entre sa maladie disparut et l'homme pétrifié. Une gamine si mignonne.

Petite Touille resta interdite sous le coup des accusations de la Dame aux Roses. Elle perçut l'instabilité et l'étonnement de celle-ci au fur et à mesure qu'elle s'éveillait. Peut-être la Grande Dame n'avait-elle jamais vu ces statues en bois finement ciselées? La gamine en fut troublé, et éprouva un grand sentiment de compassion envers Nana.

Malgré le doigt pointé vers elle, la petite fit quelques pas en avant pour aller à la rencontre de la courtisane.

- C'est pas ma faute à moi. expliqua-t-elle simplement avec l'espoir de rassurer la belle rousse. Parfois, les gens et les animaux redeviennent bois, puis bourgeonnent et deviennent de beaux arbres qui font de beaux fruits, du chocolat et des animaux et des calinoux!


Elle vint se coller à Nana, enserrant de ses bras la taille de cette dernière tout en maintenant un petit mouvement de balancier réconfortant. La petite Touille se sentit bien. Ou disons, mieux encore. En son for intérieur, elle espérait que sa nouvelle amie ne soit pas triste de la transformation de cet homme. Il devait être vieux certainement. Cela arrivait surtout aux vieillards. Parfois, lors de ses promenades, elle avait découvert de petits oiseaux de bois, comme endormis. Des statuettes de renards ou de chats, allongés, comme endormis dans des positions reposantes et agréables, dont les détails si minutieux ne pouvaient avoir été sculptés de main humaine. Quand elle repassait le lendemain, la statue avait pris racine, et un arbre poussait là. Un arbre à oiseau, un arbre à renard, un arbre à chat.


Serrant encore Nana, elle ajouta :


- Vous sentez vraiment bon Madame. Et vous êtes très belle. Vraiment très très belle. J'espère que je serai comme vous quand je serai grande !

Elle renforça un peu son étreinte avant de lâcher pour sortir un bonbon de sa poche. La fillette le proposa à la Dame, en tendant la main paume grande ouverte vers le plafond.

- C'est au miel d'ours et à hmmm...un genre de...mélasse de...d'herbe! Elle émit un petit rire gênée car elle avait oublié la composition exacte de la confiserie ; le seul souvenir étant celui de l'ours offrant une boite du délice sus-nommé. - C'est très bon en tout cas.

De sa seconde main, elle en glissa un sous la langue avant de jouer avec un sourire candide.

Mais d'où pouvait bien sortir cette gamine ?! Que se passait-il bon sang ? Nana n'arrivait pas a mettre les derniers évènements en ordre logique.

La petite disait que ce n'était pas sa faute mais Nana pensait le contraire. Néanmoins, elle ne pensait pas que l'enfant en était conscient. Il y des tas de choses inattendues et étranges dans ce monde. Un jour, elle avait vu un acrobate se volatiliser dans les airs et réapparaitre derrière elle. Une autre fois, elle avait surpris un aubergiste transformer l'eau en bière. Et puis, il y avait la magie qui régnait en elle. Même si elle ne pouvait certainement pas la contrôler, elle connaissait son existence. Pourtant, ce n'était pas non plus faits courants en Terres de Feleth. Ils étaient parfois vus comme la manifestation du malin, ou celle d'un dieu, ou certains rejetaient carrément leurs existence.

Ainsi donc, elle fit l'hypothèse que la petite était en possession d'un don magique inné qu'elle n'avait pas encore découvert. Mais de là à comprendre la nature de son don...

Et puis, elle n'avait jamais rencontré quelqu'un capable de soigner sa maladie, même par magie sans quoi elle se serait empressée de se faire administrer ses soins. La catin hésitait encore à croire ce qu'il lui arrivait, et préférait ne pas sauter de joie, de peur d'être déçue par la suite. C'était bien trop simple, pour soigner son mal, même avec la magie, il faudrait au moins qu'on se concentre sur sa blessure et pas qu'on pénètre simplement dans une pièce.

Elle décida de se préoccuper de tout ça plus tard et se reporta sur la fillette seule qui lui enserrait désormais la taille.

Nana sourit et rougit de l'attitude qu'elle avait eut à l'entrée de la fillette. Il ne fallait pas montrer de signe d'instabilité aux enfants. Les adultes étaient là pour les protéger, et elle savait comme une atmosphère instable faisait du mal. Elle l'avait expérimenté toute son enfance.
Elle commença à lui caresser les cheveux doucement, flattée par son compliment sur sa beauté. Devenir comme elle ? Non, Nana se complaisait dans les plaisirs charnels mais elle ne souhaitait ce destin à personne. D'abord parce que la majorité des prostituées vivaient pauvres, seules, et mal traitées. Ensuite, parce que toutes vendaient leur âme pour gagner leur vie.

Nana accepta le bonbon, voyant que l'enfant s'en servait un elle aussi. Elle n'avait pas mentit, un gout de miel et d'herbes envahit sa bouche.

Elle s'agenouilla alors pour se mettre à sa hauteur et lui tint les épaules.

- Comment tu t'appelles ? Moi c'est Rose. Enchantée de te rencontrer. Et qui t'accompagne, ton papa ou ta maman sont ici ? Tu ne devrais pas t'échapper à leur surveillance comme ça.

Elle lui sourit chaleureusement.

Cette fillette avait une lueur si espiègle dans les yeux ! Elle était si mignonne, Rose était tombée sous le charme. "Pipioulette"... c'était impossible qu'un adulte décide de l'appeler ainsi. Mais avait-elle des parents après tout ? Elle ressemblait à une petite fée avec une sorte d'aura de bonté qui l'entourait.

Pourtant, un éclair de tristesse passa lorsqu'elle avoua être orpheline. Le coeur de Rose fondit comme du beurre.

- Mais tu dois bien avoir un tuteur... ou vivre dans un orphelinat... Ce n'est pas possible qu'une petite fille sans défense survive seule ici.

Rose salua de la tête Brun et Grou, un sourire cachant sa perplexité. Elle aurait juré que dans leurs yeux brulait une intelligence étrangère aux animaux. Ils semblaient comprendre tout ce qui se passait, ils avaient un air humain.

Elle se demanda si c'était leurs vrais noms ou si Pipioulette les leur avait donné.

- Eh bien monsieur Grou, je te remercie. Je dois dire que vous êtes avec monsieur Brun très mignons.

C'était vrai, elle avait envie de les câliner comme des peluches ! Mais elle se retint de peur qu'ils reprennent leur nature sauvage et lui sautent dessus.

La jeune femme caressa doucement la joue de la petite Touille avant de se lever.

- Que dis-tu de passer un peu de temps avec moi ? Je connais une vieille dame qui vend des friands succulents au coin de la rue. Elle prit un ton enjoué.

Rose comptait bien lui offrir plus qu'un friand, car il était hors de question de laisser une gamine si innocente à elle-même dans les rues.

Rose fut ravie de voir que Pipioulette aimait son idée. Elle avait peur que la fillette, habituée à vivre seule a priori, la rejette. Elle paraissait bien gentille mais pouvait tout à fait décider d'aller découvrir d'autres endroits merveilleux... Mais pour l'heure elle se contentait de crier et danser dans la chambre.

- Appelle moi Rose plutôt.

Rose resta abasourdit de découvrir que l'armoire contenait des vêtements de la Touille. Une voix intérieur se moqua de sa naïveté, insinuant qu'elle ne serait pas au bout de ses surprises. Petit à petit, son esprit comprenait la nature du don de la gamine.

Elle vit qu'il y avait d'autres robes disponibles qui semblaient à sa taille mais garda ce qu'elle avait sur le dos. Elle ne se sentait pas à l'aise de montrer sa nudité une nouvelle fois. Néanmoins, elle passa des bas, enfila des chaussures ainsi qu'un châle pour se couvrir les épaules.

C'est vraiment le joli mois de Noctobre!

Amusée, Rose préféra ne pas relever et se contenta de dire :

- Oui, très joli.

Elle prit la main de la petite et sortit de la pièce, jetant un dernier coup d'oeil à l'homme de bois dans le lit, se demandant si il allait se réveiller après son départ. Elle fit signe à Pipioulette d'être discrète au cas où quelqu'un passerait par la. Heureusement, elles sortirent de la maison sans se faire remarquer.

La rue n'était pas très large mais raisonnablement fréquentée et propre pour ne pas être coupe-gorge. Rose remarqua d'ailleurs quelques différences par rapport à se qu'elle se rappelait de la rue. celle-ci semblait bien trop propre. Elles trouvèrent la-dite femme à son poste au coin de la rue, entre une bijouterie fermée et une maison.

- Deux friands bien chauds s'il vous plait !

- 2 pièces. Bon appétit.

Elle confia son friand à la petite fille et commença à manger le sien. A la première bouchée, elle découvrit qu'elle avait une faim de loup. Comme elles ne s'étaient pas encore trop loin du stand. Elle fit demi-tour et en achetant deux autres.

- J'espère que tu as faim, parce que moi j'ai très faim. Tu veux aller t'assoir sur le banc la-bas ?