-... T'as entendu c'qu'on dit dans l'quartier ? Il parait qu'une pute s'est faite coupée en morceau, une putain de boucherie d'après mon pote Drask, elle s'est faite tellement charcutée qu'y a un garde qu'a tout rendu sur le sol, tu parles d'une merde.

Tolfran aimait Madorass, bien qu'il n'appréciait guère le langage de certains citadins, se rendre dans la citée royale ravivait au fond de lui des souvenirs heureux, agréables. Il y cherchait parfois sa famille, souvenir vague dans son esprit embrumé, mais il ne parvenait pas à se remémorer l'endroit où sa maison demeurait. Alors il abandonnait, sans beaucoup de tristesse, car au fond de lui, il ne voulait pas que ses enfants et sa femme ne le trouvent dans cet état.

- Non, j'en avais pas entendu parler, quand c'est qu'ça s'est passé ?

La conversation forte des deux hommes saouls parvenait sans difficulté aux oreilles de Tolfran, assis non loin d'eux dans l'auberge. Toutes les tables étaient complètes, l'homme malade se trouvait être le seul à occuper une table vide. Il savait donc pertinemment que si un nouvel arrivant entrait, il irait s'asseoir à ses côtés, ce qui ne le dérangeait pas vraiment. En face de lui, son hallucination permanente, Xoss, le regardait méchamment de ses méchants yeux noirs. Curieusement, il ne parlait pas, ce qui reposait les oreilles du Taun. Chose étrange, car une hallucination ne devrait pas, en toute logique, parvenir à user les oreilles de la personne qu'elle hante, n'étant réellement présente qu'à l'intérieur de sa tête.

- Bah la nuit dernière, c'est chiée de récent. Les gardes y disent que le tueur est p't'être encore à Madorass, ça me fout les chocottes, mais d'un autre côté, un tueur de putes c'est forcément une couille molle. T'crois pas ?

- Vos gueules, sérieusement, ils font chier les tas de bouse là !

Tolfran remonta ses yeux sur Xoss, ça y est, il avait recommencé à parler. Et ça n'était pas pour s'arrêter. L'hallucination se mettait à hurler sur les deux hommes saouls, les traitant de tous les noms, en vain, car personne ne l'entendait.
Le Taun tentait de l'ignorer en fermant les yeux et en faisant tourner le vin dans son verre. Mais cela ne fonctionnait pas si bien que ça. D'autant que quelque chose d'autre le gênait. Il avait comme une boule dans le ventre, sans savoir d'où ça venait. Elle était là depuis un moment, l'empêchant de parler, de dormir, de respirer. Le géant toussa à plusieurs reprises, reprenant son souffle dans un bruit sifflant, puis il porta le vin à ses lèvres.

Entre les injures de Xoss, l'on pouvait encore entendre les deux hommes saouls discuter :

- Et ils ont des pistes pour trouver ce taré ?

- Pas beaucoup, j'crois qu'ils ont juste une inscription sur le mur.

- Ça dit quoi ?

- J'sais p'us, un truc genre "Fe.." attend, j'crois que c'est "Fens".

- "Fens" ?

Le vin était rouge. Rouge.
Souvenirs tremblants. Noir. C'était le soir. Quelqu'un criait, l'on abattait une hache sur son visage, la personne tombait, morte. Du rouge entourait son joli visage bien symétrique grâce à la hache. Hier, l'on découpait les épaules dans des craquements profonds. Une grande main écartait chaque membre du corps. Puis Tolfran voyait son ombre contre le mur, alors qu'il y inscrivait "Fens", en lettre de sang.

La respiration de Taun se calmait. Il releva ses pupilles, et reprit ses esprits, sortant de ses pensées. Au milieu de l'auberge mouvementée, au loin, entre beaucoup de têtes souriantes, un être ne souriait pas. Tolfran se maudit de ne pas l'avoir remarqué plus tôt. Gessol, son ancien meilleur ami, était là, au fond de l'auberge, la hache en travers du crâne. L'hallucination le fixait de ses yeux morts.

Cela signifiait que le dieu des songes voulait d'autres morts.

Cela signifiait que Tolfran devait tuer à nouveau, et que le meurtre de la prostituée, la nuit dernière, n'avait pas suffit.

Et c'est lorsqu'il réalisait cela que la porte s'ouvrit, laissant entrer dans la salle une petite femme, aux cheveux brins, tirant sur le roux.

Spoiler:

C'est avec l'idée de ne pas repartir seule que la jeune fleur entra dans l'auberge ce soir-là. Elle voulait se faire un peu d'argent, et c'est ainsi qu'elle se présenta, vêtu d'une chemise diaphane, surmonté d'un corsage bourgogne et d'une jupe évasé noire. L'ensemble se retrouvait à épouser son corps à la perfection. En entrant, elle replaça subtilement son ensemble, lissa sa chevelure et plaqua sur son visage un sourire enjôleur. Elle fit rapidement le tour de la salle du regard, et remarqua à quel point la soirée était agitée. Ce genre de soirée lui permettrait surement de se faire un client.

La jeune femme comprit rapidement qu'il ne restait presque plus de place assise. Elle remarqua la table où un homme solitaire semblait un peu dérangé, une bonne cible. Elle traversa lentement la salle, s'attardant ici et là, lançant des sourires à qui le voulait bien. Elle se laissait désiré par tous et atteint finalement une place assise.

Elle prit place, lentement, en glissant lentement vers la position assise. Sa position était plus que subjective et elle s'exhiba fortement en posant les yeux sur l'homme face à elle.

- C'est une belle nuit qui s'annonce, n'est-ce-pas?

Le langage de la fille de joie semblait déplacé venant de sa bouche. Elle avait un accent exotique et une langue soutenue, des mots recherchés. Elle déposa ses mains sur la table et se pencha vers son interlocuteur.

- Qu'est-ce qui vous emmène ici ce soir? Vous attendiez quelqu'un ?

Elle eut un sourire coquin.

- Ah moins que vous ne soyez venu chercher quelque chose, un peu de plaisir peut-être?

Avec les années, elle avait prit l'habitude de ses discussions sans but, les premiers mots qui permettaient d'engager la discussion, de voir l'intérêt de l'homme face à elle.

Xoss, sans se lasser, continuait d'insulter les deux hommes ivres, à côté de la table de Tolfran. Il hurlait, sans qu'on ne l'entende :

- Regardez vous, pauvres merdes ! Vous êtes des loques et vous insultez Fens ? S'il en avait envie il se lèverait de sa putain de chaise et il vous ÉCRASERAI VOS SALES GUEULES, en même temps !

Mais Tolfran n'y portait pas d'attention, bien que ça soit dur à faire. Vivre deux années avec cette hallucination lui avait appris à l'ignorer. Il s'attendait à ce qu'il lui demande bientôt de tuer ces deux hommes. Ses yeux remontèrent alors sur la jeune femme qui venait d'entrer. Ses habits mettaient en valeur ses belles formes, elle avait attiré l'attention de toute l'auberge, avant de s'asseoir face au Taun.

Sa façon de se comporter surpris beaucoup Tolfran, n'ayant absolument pas l'habitude de plaire à la gente féminine, il se posa des questions. Qu'est-ce qu'une jeune femme belle et souriante, pleine de vie, viendrait faire avec un vieillard malade et laid comme un poux ? Il supposa, dans un premier temps, qu'elle se moquait de lui, comme beaucoup le font. Puis,

- Ah moins que vous ne soyez venu chercher quelque chose, un peu de plaisir peut-être?

il raya l'idée de la moquerie, pour la remplacer par l'hypothèse de la prostituée. Son visage, encore un peu dans l'ombre, se rapprocha de celui de la jeune femme, mettant en évidence sa maladie physiologique, son visage déformé, la cicatrice qui lui traversait la tête, ainsi que son sourire et ses yeux fondamentalement gentils.
Sa voix, beaucoup trop grave, s'extirpa de sa gorge pour la première fois de la soirée, très respectueusement, à son habitude :

- Certes, madame, mais hélas pas du plaisir dont vous parlez, car je suis marié.

Ce que Tolfran ignorait, en prononçant ces mots, c'est qu'il avait tué sa femme à coup de hache, deux ans auparavant. Sa mémoire lui avait caché, mais Gessol, au fond de la salle, était là, sa petite présence au fond de lui qui savait ces choses.
Puis, ayant peur de décevoir la jeune femme, car il avait toujours peur de décevoir les gens, Tolfran ajouta, après une gorgée de vin :

- Tristement pour moi, ce soir, et heureusement pour vous.

Il fit un clin d'oeil, ayant conscience de sa propre laideur, contre laquelle il aurait fallut bien de la bonne volonté pour lutter. Mais, dans ses songes, il ne faisait pas référence qu'à la laideur, mais également aux choses qui se cachaient derrière son vêtement, enfilées sous sa peau. Ses haches.

Non loin d'eux, les deux hommes saouls jetaient régulièrement des regards envieux vers leur table. Puis, l'alcool les rendant confiant, ils se levèrent enfin, pour venir vers la jeune femme, sous l'oeil de Tolfran.

- Eh mademoiselle, c'est qu'ça vous dirait pas de nous tenir compagnie à mon pote et moi ?

- C'est clair, avec nous vous êtes en sécurité, on est des types bien nous mademoiselle !

Leur flot de parole était continu, ne laissant pas la jeune femme parler.

- En plus c'est dangereux en ce moment, y'a un putain de tueur de belles jeunes filles d'dans les rues.

- Carrément, c'pas prudent de sortir seule com' ça p'tite fille, heureus'ment qu'on est là pour t'aider !

- Putain en plus t'es carrément bonne, et moi j'demande juste une ou deux p'tites pipes contre ma sécurité, tu vois, c'pas cher.

Tolfran était de plus en plus mal, il grimaçait. Bien que cela ne le concerne pas, il n'aimait pas du tout leur façon de parler. Et Xoss, pour une fois, était de son avis, à sa manière : hurlant comme toujours :

- Mais regarde ça, Fens, ces grosses merdes, c'est des larves, c'est des loques ! Ils ont aucune fierté et aucun code, que de la bêtise et de l'égoïsme ! Tu vas te lever, et LES TUER FENS ! TUE-LES !

Par une pulsion, Tolfran se leva, effectivement. Tout son corps se dépliait, sous le regard de nombreuses personnes de l'auberge, ils virent sa tête baissée et son dos voûté être sur le point de toucher une poutre du plafond. Sa taille monstrueuse faisait toujours peur, peu importe qui était en face de lui. Il leva les mains, plongea ses yeux respectivement dans chacun de ses interlocuteurs, puis fit vibrer sa voix grave :

- Messieurs, je vais vous demander de traiter cette jeune femme avec plus de respect. Je n'apprécie guère votre facilité de discours.

- ARRÊTE DE PARLER ET TUE-LES FENS ! Criait Xoss, dans sa tête.

Mais Tolfran n'allait pas obéir à ces ordres. En effet, le seul, dans cette salle, qui pouvait lui demander de tuer quelqu'un, c'était Gessol. Au fond de la salle, avec sa hache en travers du crâne, fixant toujours le géant, sans bouger. Il était la voix du dieu des songes, et tout ce que le vieux malade attendait, c'est qu'il lui dise qui tuer.

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