Quelques semaines avant aujourd'hui...

Identique.
Les champs de blé étaient toujours les même. Immobiles. Sans vie. Morne. Akira adorait cet endroit. Il lui insufflait un élan de mélancolie qui l'inspirait grandement. Il scrutait l'horizon, pour vérifier que personne ne s'y trouvait. Mais.. une présence le contraria. A l'habitude, ces champs étaient déserts. Et depuis que le démon y venait presque toute les nuits, il n'aimait pas que l'on foule ces chemins. Cherchant l'indigne qui souillait les champs, il repéra un humain. Près du petit lac où enfant, il avait observé le reflet de son visage recouvert du sang de sa mère. Ses sourcils se froncèrent, et son rictus cruel et sadique apparu sur ses lèvres. Un humain n'avait rien à faire dans le Vein...

Discrétion.
Il s'approcha lentement, fixant l'humain qui avait l'air apeuré et curieux. Que faisait-il là ? Peu importait mais tout de même.. L'on n'en croisait pas tous les jours. L'homme en question aperçut le démon. Il avait des yeux marrons sans expression, une seule peut-être, le dédain. Il se leva et fronça lui aussi les sourcils. Croyait-il impressionner Akira ? Ce dernier ria discrètement. Il se ferait un plaisir d'ôter la vie à ce prétentieux. Désormais à quelques pas de lui, il le fixa longuement. Grand et bien bâti, un regard marron donc, des cheveux bruns mi-longs, des vêtements que l'ont porterait en dessous d'une armure. Un chevalier peut-être ?

Silence.
Aucun de dis mots. Akira ne disait jamais rien. Et il attendait d'entendre ce que dirait l'homme. Sûrement des sottises. Après avoir penser cela.. le démon réfléchit. Les apparences pouvaient être trompeuses. Cet homme pouvait se montrer sous un autre jour, différent de celui que présageait son regard et son attitude. Mais il avait peu d'espoir. L'instinct démoniaque était souvent juste.. Et celui d'Akira ne l'avait jamais trompé jusque là. Du moins, pas grandement ni gravement. Le silence était de plomb. Le romprait-il enfin ? Cet homme aurait-il le cran de parler face à un démon ?

La nuit tombait.
Il s'était écoulé plusieurs dizaines de minutes, quand Akira se rendit compte de l'obscurité régnant désormais ici. Il ne fallait pas qu'il oublie son rêve. Et pourtant, il devait utiliser son inspiration. Alors, n'attendant plus les mots de l'humain, il s'approcha furtivement et saisit l'homme par la gorge. Il ne s'y attendait pas.. En fait, il n'était rien. Il devait juste être trop terrorisé pour prononcer un seul mot. Le démon resserra sa prise, appuyant sur sa glotte. Du sang s'écoula par sa bouche, et il finit par s'étouffer. Le lâchant au sol, Akira fit un cercle avec le sang épais de l'humain, et utilisant ses quelques bases avec le feu, il enflamma le corps. Le vent souffla ensuite, il était l'heure...

Souvenirs.
Akira se planta au milieu des champs de blé. Le vent était encore trop calme.. Mais il attendrait. Se remémorant son enfance, cette fameuse nuit où sa mère s'était évaporée dans la brume épaisse. Tous ses souvenirs lui remplirent l'esprit. Des images en vrac, des sons, une voix. La voix de sa mère.. Il ne l'avait entendu que très rarement.. Elle lui apprenait le Vein en silence, avec juste des gestes et des habitudes. Pourtant, au soir de sa mort, elle lui avait dit de ne jamais oublier cet apprentissage. Et il l'avait fait. La brise s'intensifia. Le démon ferma les yeux et se détendit. Laissant ses songes partir avec le vent. Il attendit avant de s'assoir mais resta là, à ressentir le froid au plus profond de lui...

La nuit était tombée sur le Vein. On ne sait jamais s'il fait jour ou nuit en ce lieu de l'étrange. Le ciel y est toujours sombre, gris, morne. Aucun soleil, aucune lune, aucune étoile, juste un plafond uniforme et sans faille qui ne s'ouvre jamais sur l'azur. C'en est déprimant. Parfois, des éclairs rouge-sang viennent briser la monotonie de ce paysage. On ne devine la nuit qu'avec l'épaississement de l'obscurité déjà ambiante. Les rares ombres disparaissent complétement et l'atmosphère se fait plus lourde, plus oppressante. Le danger est partout dans le Vein, mais il devient réellement mortel une fois la nuit tombée. Les esprits se réveillent, les âmes défuntes se plaignent et crient, la Mort, sous toutes ses formes, rôde et chasse. Le Vein n'est vraiment pas conseillé la nuit (en fait il n'est pas conseillé du tout).

Seuls les fous osent déambuler sur cette terre. Quelle coïncidence ! Abrahel en était un. Le pauvre démon torturé par mille voix errait tel un spectre à travers les Plaines Désolées. Personne ne semblait vivre dans ce désert de mort et le nécromancien était seul, si seul ! Il haïssait les vivants, plus encore les hommes et pourtant...leur compagnie lui manquait...Mais non, le pauvre Abrahel était condamné à errer avec les morts pour avoir vendu son âme à la Faucheuse. Il était comme ses pantins : un mort-vivant...Un être de chairs et d'os, en vie, mais son esprit n'était plus que l'ombre de ce qu'il avait été. Désormais, seules les âmes défuntes et les spectres venaient lui rendre visite. Tel était le poids de sa malédiction : demeurer entre deux mondes, sans jamais pouvoir obtenir le repos éternel...

Abrahel marchait. Depuis combien de temps ? Lui-même ne saurait le dire. Il marchait, c'est tout. Non il ne marchait pas, il errait, sans but, sans destination. Il laissait son corps le porter là où il voulait bien le mener. Lui était ailleurs, perdu dans un sombre recoin de son esprit tortueux. Les âmes lui murmuraient des mots doux auxquels il répondait avec un sourire abstrait et naïf. Les spectres lui plantaient des aiguilles invisibles dans le cerveau auxquelles il hurlait de douleur. Amour et haine, deux opposés qui se mariaient si bien dans le démon.

Finalement, les pieds d'Abrahel disparurent. Seul son buste était encore visible. Ce changement de monde parut ramener le nécromancien à la réalité. Son regard était hagard et perdu. Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre qu'il se trouvait dans les Champs de Blé. Ainsi son corps l'avait conduit ici ? En quête d'eau sans doute, assoiffé comme il était. Le démon s'approcha d'un petit lac en trainant ses jambes exténuées et y plongea la tête entière. Les âmes n'aimèrent pas ce bain d'eau froide et quittèrent Abrahel, vacant à d'autres occupations. Le nécromancien avait enfin et à nouveau les idées claires et dépourvues de toutes ces voix. Il bu allègrement ce que son gosier pouvait supporter et se redressa dans un long soupir de soulagement. Le corps était rassasié, l'esprit ne l'était jamais.

Soudain ! Une odeur de sang, immédiatement suivie par la puanteur de la chair brulée. Abrahel se crispa. Non pas à cause d'un danger potentiel, il était bien au-delà de cela. Mais il exécrait l'odeur du sang, lui rappelant avec trop d'exactitude le monde des vivants. Il préférait la moisissure, la putréfaction, la décomposition. La douce odeur des vers blanc gavés et dévorant un cadavre mort, bel et bien mort. Abrahel se dirigea vers l'origine du massacre. Un tas puant de chairs carbonisées trônait sur le bord opposé du lac. Le cadavre était encore fumant...Abrahel se concentra et appela à lui toutes les âmes présentes non loin de là : elles arrivèrent en furie et nombreuses. Le démon eut un mal fou à les contenir pour ne pas qu'elles le submergent à nouveau. Après un instant, il trouva enfin celle qu'il désirait : l'âme défunte d'un jeune chevalier qui venait de tomber.

« Qui t'a tué humain ? »

L'esprit demeura silencieux, tétanisé par ce qu'il était en train de lui arriver.

« Réponds ! » insista Abrahel. L'esprit désigna en tremblant un point au milieu des champs. Sa terreur était telle qu'il ne parvenait plus à garder une forme et il se dissipa tel un nuage de poussière au vent. Le nécromancien grogna et chassa avec autorité les âmes qui tentaient encore et encore de s'insinuer en lui. L'heure n'était pas au relâchement, il ne devait plus se laisser dominer. Abrahel se dirigea vers le centre des champs, curieux de connaître l'auteur de ce carnage. Il avança, fendant les épis qui se pliaient sous son pas comme des roseaux au vent. Il déboucha dans une petite clairière. Un homme y était assis, le dos tourné. Abrahel demeura immobile et silencieux, bien conscient que l'inconnu l'avait déjà repéré depuis bien longtemps. Cependant, la nécromancien ne remarqua pas qu'une âme, seule, l'avait suivie malgré sa colère précédente. Elle se tenait derrière lui, discrète, silencieuse, invisible aux vivants. Il s'agissait d'une femme, belle et triste...

Ressenti.
Depuis un moment déjà, Akira avait senti et entendu cette autre présence. Il l'avait entendu toucher au lac. Cela l'avait énervé. C'était certainement stupide, mais le démon détestait que l'on touche ne serait-ce qu'une parcelle de cet endroit. Son cœur froid et dur en était déchiré, et le sang chauffait dans ses veines. Pourtant, il resta assis. Fixant l'épais brouillard qui n'allait pas tarder à donner sur sa mère. Tentant d'ignorer la colère qui tambourinait sur ses tempes, il se concentrait profondément et écoutait le doux chant de la mort.

Apparition.
Enfin elle arriva... Alors qu'un coup de vent avait poussé la brume, la fine silhouette de sa mère était apparue. Gracile, grande et mince, elle tenait la même position. Les sourcils d'Akira se froncèrent de désespoir quand il aperçut le sang. Comme à chaque fois, il revivait cette mort tragique.. Ressentant chacune des émotions qui l'avait torturé étant petit. Désormais, ne résonnait qu'à ses oreilles, un cri déchirant. La perte et la solitude de sa génitrice.

Comprendre.
Sa lanterne fut éclairé. Ce soir là en particulier, il ressentait énormément de choses. Mais il comprit une chose. Il comprit pourquoi la femelle Satetsu s'était elle-même donné la mort. Elle avait perdu quelque chose dans le passé. Une chose importante... Tout devint bien plus clair. Fonder un clan n'avait pas réussi à refermer sa plaie. Cela pouvait paraître étonnant, mais certains démons pouvaient ressentir beaucoup d'émotions. Et lui et sa mère avaient été fière de revendiquer ces émotions concrètes et sincères. Ils n'étaient pas des loques, tuant juste pour mourir quelques centaines d'années plus tard.

Tristesse.
Lentement, Akira entreprit de refaire la scène comme à l'habitude. Il se releva, et avança doucement vers sa mère. Du moins, ce qu'il croyait l'être. Après tout, elle n'était qu'une illusion. Elle n'était plus, et ne sera jamais plus ce qu'elle fut autrefois. C'est à peine si le démon percevait les quelques mots qu'elle prononçait. Son esprit avait disparu torturé.. il ne trouverait jamais la paix. C'était des choses étranges, mais certains esprits hantaient le lieu de leur mort jusqu'à ce que l'on apaise leurs âmes. Akira le ferait, un jour, il y parviendrait.

Désespoir.
Cela engageait une lourde perte. La perte de son inspiration. Effacer ainsi sa plus vieille habitude, son souvenir le plus douloureux, effacer le jour où sa vie avait commencé. Oublier ces images... Tout ça lui paraissait impossible à réaliser, mais il avait juré de venger sa mère. Tuer son clan n'avait pas suffit. Il lui fallait trouver le passé de cette démone mystérieuse et achever ce qu'elle n'avait pu faire elle-même. Coûte que coûte, il fallait le faire.

Douleur.
Juste derrière elle. Il était juste derrière. Le poids de la douleur et du passé l'aidèrent à s'agenouiller. Il se revoyait enfant, complètement perdu et refit ce geste... Tirer la cape d'un mouvement incertain. Et comme à chaque fois, sa mère se retourna. Mais elle ne tomba pas à genoux à son tour, elle fixait juste ce démon à ses pieds, un rictus au coin des lèvres. Et elle disparut. Comment cela se faisait-il ?! Elle aurait du lui murmurer de ne pas oublier, et poser ses mains sur son visage ! C'était comme ça que ça devait se passer !

Colère.
La rage le saisit. Ramassant son arme plus loin, son regard tomba sur la présence qu'il avait senti. Et qu'il avait oublié d'ailleurs. Il respirait fort, grognait presque. Il serait peut-être sa victime. C'était lui qui avait fait fuir sa mère. Mais le jeune démon remarqua un être translucide derrière lui. Cette chose étrange lui paraissait être une femme de là où il était, avec un air familier. Akira serra son katana, le cœur au bord des lèvres, prêt à le vomir et à détruire quiconque se trouvait ici. Quiconque avait perturbé cette soirée si importante...