Depuis qu’il avait accepté la proposition du roi Hendenmark, Rosgann n’avait pas eu le temps de regretter sa décision. Dès le lendemain, il avait emménagé dans les quartiers des Capes Blanches, situés dans l’une des ailes secondaires du palais royal.
Plutôt que de ressembler à un dortoir militaire, comme pour les simples soldats, il s’agissait en fait d’une immense pièce très luxueuse où les lits recouverts de peaux soyeuses côtoyaient un mobilier de goût. Le fait de vivre avec les autres Capes Blanches avait repoussé le vampire en premier lieu mais il s’y était rapidement habitué.
En vérité, les soldats spéciaux du Roi partageaient tout, et cela renforçait leur loyauté et leur cruauté. Le dortoir sentait le sexe et la mort mais il était devenu pour Rosgann un lieu de repos et de jouissance.

Le vampire était absorbé dans un jeu morbide avec deux esclaves humaines, dont le sang et la chair apaisait les passions. Les autres Capes Blanches n’y faisaient même plus attention, certains d’entre eux plongés dans des occupations tout aussi lugubres.

Soudain, un messager du Roi frappa à la porte de la pièce :

- Le roi demande Rosgann pour une mission ! s’exclama-t-il d’une voix tremblotante et anormalement aigüe.

Les autres Capes Blanches qui avaient tendus l’oreille se replongèrent dans leurs occupation tandis que Rosgann plongeait ses dents dans la douce gorge de ses camarades de jeu et laissait un serviteur débarrasser les cadavres.
Il se leva lentement, frémissant de satisfaction, et quitta la pièce pour aller trouver le Roi.

Dans un bruit visqueux, Kaull mordit copieusement la cuisse de poulet. Du jus, provenant de la graisse et la sauce donc cet animal regorgeait, s'échappa de ses lèvres alors qu'il mâchait, et coula jusqu'au menton avant de former trois petites tâches sur la serviette blanche qui lui protégeait les jambes. La salle à mangé était plongée dans un silence pesant, seule la bouche du roi le rompait. Ce dernier présidait une table immense, mais vide de monde. Dans la pièce, quelques gardes étaient présents, se tenant auprès des entrées, droits, rigides et immobiles, tel des statues.
La bouchée fut avalée, et, aussitôt, une autre était prise. Piochant avec un geste ample dans le plateau de fuit à côté de lui, Kaull ajouta à son assiette une imposante grappe de raisin. Puis, alors qu'il lui restait quantité de chaire de volaille en bouche, il saisit un de ces petits fruits ronds et la mit entre ses dents. Alors qu'il croqua dedans, son visage se transforma. Une grimace apparut. Le roi jeta la grappe par terre et fit tomber, avec elle, toute la corbeille de fruit. Aussitôt, sortant d'une porte obscure, un serviteur vint s'agenouiller pour ramasser les déchets que Kaull Hendenmark venait de produire. Ce dernier tonitrua d'une voix quelque peut enrouée, mais puissante :

- Vous appelez ça de la nourriture vous ? Le goût est infect !

L'homme de maison, juste à côté, marmonna une pléiade d'excuses apeurées avant de se retirer avec empressement, son nettoyage étant achevé. Alors qu'il plantait, une nouvelle fois, ses incisives dans le poulet, Kaull leva le regard, des bruits de pas. Ils venaient du couloir sur lequel donnait la double porte, ouverte, face à lui. Un homme, ou plutôt, un vampire, ne tarda pas à entrer dans la pièce. Une cape de couleur blanche voletant derrière lui. Sans attendre, le roi s'exclama, son faux sourire aux lèvres :

- Rosgann ! Haha ! Je t'attendais ! Approche !

Puis il fit un geste amical, lui désignant la chaise à sa droite :

- Je t'en prie viens, assied toi, nous sommes entre nous.

Bien que Kaull aurait voulu passer pour quelqu'un de sympathique, il se dégageait de son être quelque chose de malsain, qui donnait un sens terrifiant à son faux air joyeux. Affichant toujours un sourire, il attendit que la Cape Blanche soit assise pour lui demander :

- Alors, mon cher, comment vas-tu ?

Rosgann s’inclina devant celui qui était maintenant son roi et, sur sa demande, vînt s’asseoir près de lui, à la table. Il souriait intérieurement de voir le dégoût que ne parvenait pas à cacher le domestique. Qui n’aurait pas été dégoûté en voyant ce roi si immonde…
Le vampire, quant à lui, admirait cette facette du Roi. Il n’avait jamais aimé les gens bien tenus qui pensaient que leur apparence cachait leur âme alors qu’elle ne la rendait que plus méprisable… Le Roi était naturellement immonde et cela plaisait à Rosgann. De plus, malgré son apparence, le monarque ne manquait pas de courage, il était venu le chercher lui-même dans sa cachette des bas-fonds…

- Alors, mon cher, comment vas-tu ? demanda Kaull dans un sourire malsain.

La Cape Blanche esquissa à son tour un sourire, dévoilant ses incisives tachées de sang frais.

- Comme un vampire, sire. Le bonheur m’est étranger. Mais votre service m’est agréable, ma soif est apaisée… pour le moment…

Dévisageant le Roi de ses yeux sombres, le vampire se demandait quelle mission allait lui être assignée. Il fallait des circonstances extraordinaires et pressantes pour que le Roi l’invite à sa table… Il se doutait que la compagnie d’un vampire était assez détestable et que Kaull se serait passé de lui pour finir son repas…
Quelle pouvait être le problème… Un espion à égorger ? Un village de réfractaires à l’impôt à soumettre ? Les missions ne manquaient pas en général…

- Le serviteur m’a dit que vous aviez besoin des services des Capes Blanches. Je vous écoute, nous sommes toujours prêt à tuer pour vous.

Tuer ? Ça tombait plutôt bien. A cette phrase le sourire de Kaull s'affaissa d'un coup. Il n'était vraiment pas de bonne humeur, et la mission qu'il allait lui confiée était très sérieuse. Le roi acheva de manger la chaire du poulet et laissa tomber l'os dans son assiette d'argent, causant un petit bruit étouffé. Puis il saisit la longue serviette et s'essuya partiellement les lèvres, avant de retourner ses pupilles perçantes sur le vampire. Il commença d'une voix lente en grave :

- Vois-tu... J'ai reçu deux lettres aujourd'hui. Une qui m'était destinée, et une autre... Pas.

Le roi Hendenmark détourna la tête et fit mine de rire, même si, un mouvement violent de son bras à la suite de ça, démontra son énervement.

- Ce qui est drôle, c'est qu'elles venaient toutes les deux du même endroit. Amusant n'est-ce pas ?

Une feuille, soigneusement pliée, était posé à la gauche de Kaull, ce dernier la prit et l'ouvrit, tout en continuant de parler :

- Cela fait plusieurs mois qu'un philosophe fait passer ses textes dans un village, mes espions l'ont apprit il y a peu, et ont réussit à m'en procurer un exemplaire, aujourd'hui. Ces œuvres de littérature ont beaucoup de succès dans ce bourg, il se trouve qu'il commence à avoir de la renommée. Mais je crois qu'il ne désirait pas que je les lise, ou alors il m'a vraiment prit pour un imbécile.

Suite à cela, le roi mit le papier sous ses yeux, fronça les sourcils, et se mit à lire d'une voix caverneuse :

- "Il était un coq, en une large bassecour,
Criant, hurlant, forçant au travail, dès les premiers signes du jour.
Il marchait, la tête haute, l'air fier.
C'était facile, pour lui, de se faire plaire.
Des graines, des richesses, il en avait à profusion.
Il était beau, il était sublime, dans toute cette illusion,
Car la bassecour, elle, ne mangeait plus,
Ce qui lui valait d'être méprisée, au lieu d'être entendue.

L'orgueil du vieux coq,
Aujourd'hui se moque.
Il voit en tous les autres des poules,
Mais que fera-t-il quand se soulèvera la foule ?"

Quand il eut fini sa lecture, le roi resta ainsi, quelques secondes, le visage tout souriant. Et soudain, abattant sa main dans un geste de haine, il écrasa la feuille sur la table, faisant vibrer plats et sujets. Puis, sans soulever la tête, il tourna à nouveau ses yeux sombres vers Rosgann.

- Et là, à l'instant, je viens de recevoir une lettre du seigneur de ce même village, disant qu'ils ne voulaient plus subir ma "politique d'oppression" et qu'ils se rebelleraient si je n'acceptait pas de les recevoir... Pour entendre leurs doléances. Ils se prétendent déterminés, prêts à se battre...

Kaull déglutit et se gratta le menton nerveusement, laissant le papier chiffonné s'élargir peu à peu en abandonnant la pression qu'il exerçait dessus.

- Ce village en question est peuplé d'humains et se trouve au sud des plateaux de lune. Les gens, là bas, on une peur incontrôlable des vampires, c'est pour ça que je t'ai choisis. Le village s'appelle Komël. Je vais être clair :

Les orbites du roi, dirigée vers la Cape Blanche, devenaient folles, et du sifflement de sa voix se traduisait une rage sans fin.

- Fais ce que tu veux avec les habitants de Komël, sauf les laisser en vie. Et je veux la tête de ce philosophe. C'est un ordre. Tu peux disposer.

Suite à cette phrase, Kaull détourna le regard et se remit à manger.

* Komël…*

Le nom évoquait bien plus qu’un lieu dans l’esprit du vampire. Comme surgit du passé, il venait rompre la barrière que Rosgann avait créé avec son passé. Komël… les toits pointus, les odeurs alléchantes de sang frais… Le refus de ses parents de boire du sang humain…
Qu’ils avaient été lâches ! De peur de mourir, ils avaient préféré se nourrir du liquide âpre qui servait de sang aux animaux. Ils l’avaient payés ! Mais les habitants de Komël étaient depuis lors resté dans l’esprit de Rosgann l’interdit si délicieusement désirable.
Kaull voulait qu’il les extermine ? Il le ferait sans tarder. Il irait avec ses compagnons et sucerait le rouge liquide jusqu’à n’en plus pouvoir !

Toutefois, une chose le gênait… Le seigneur de cette petite ville avait osé s’opposer au Roi. Cela signifiait que l’autorité de Kaull et la peur que suscitaient les Capes Blanches disparaissaient… Il fallait à tout prix changer cette situation.
Rosgann se leva de sa chaise dans un cliquettement de sa cotte de maille. Son regard était dur et froid lorsqu’il le braqua sur le Roi en train de terminer son repas. Même s’il détestait recevoir des ordres de cette façon, il s’inclina.

- Bien, sire, fit-il lentement. Ces gêneurs seront exécutés et votre autorité respectée. Ainsi, partout sur Feleth, les gens sauront qu’il n’est pas sage de s’opposer à vos décisions et à votre pouvoir si juste… Vous aurez la tête de ce philosophe que j’aurait moi-même tranchée.

Le vampire émit un bref rire qui faisait davantage penser à un gargouillement et se dirigea vers la porte. Mais avant de quitter la pièce, il lança :

- Espérons que les rebelles n’apprenent pas ces écarts de conduite de vos vassaux… Ils ne seraient que trop heureux de voir enfin une faille dans votre puissance…

L’instant d’après, il n’était plus là.